Ses yeux de mer grise exprimèrent soudain un sentiment qu’on voyait souvent chez les anciens flics : celui d’avoir quitté le job avec un goût d’inachevé. La plupart mouraient avec leurs obsessions ou le regret de n’avoir jamais pu connaître la vérité sur une affaire qu’ils avaient traitée.
— Il y a eu des pistes ? demanda Camille.
— Aucune de sérieuse, le point mort jusqu’à présent. Mais… Je crois que cette histoire risque de vous surprendre. Écoutez avec attention.
Il but une gorgée de café, Camille l’imita.
— Dans l’abattoir, l’assassin n’a laissé aucune trace biologique. On suppose qu’il bosse dans le milieu médical ou, en tout cas, que la médecine est un grand centre d’intérêt pour lui, et ce pour plusieurs raisons, poursuivit Broca. D’abord, la nature du crime, les produits et instruments utilisés. Par exemple, les sédatifs ne se trouvent pas en pharmacie. Le légiste a affirmé que des pans complets de peau avaient été ôtés dans le dos et sur les cuisses avec un dermatome, une espèce de racloir à lames utilisé lors des prélèvements. L’assassin a emporté cette peau avec lui…
Une véritable boucherie, songea Camille en s’attardant sur les clichés. Elle imaginait un être sans visage, un monstre paré d’une cape de peau, courant dans l’ombre projetée des falaises et disparaissant dans une cavité de l’aiguille creuse.
— … Et puis, il y a la nature du crime en elle-même, la position de la victime, poursuivit l’ex-flic. Cette « suspension » bien particulière avec le système de cordes remonte à plus de cinq cents ans.
Il sortit des imprimés en couleur de son dossier et les poussa sur la table. Les dessins représentaient des corps écorchés, placés dans cette même position, avec les cordes, les poulies, les contrepoids…
— Ce sont des planches anatomiques issues de la Fabrica de Vésale.
Il laissa Camille observer les dessins. Son regard s’obscurcissait tandis que les nuages s’accumulaient et absorbaient la lumière, au-dehors.
— Vésale a été l’un des plus grands médecins de la Renaissance. Il a bouleversé l’histoire de l’anatomie en brisant de nombreux tabous et dogmes enracinés dans la culture scientifique de l’époque. Je ne vais pas vous faire un cours, je n’y connais pas grand-chose moi-même, mais c’était le début d’une période où les médecins n’hésitaient pas à voler les cadavres dans les cimetières, dans les morgues, sur le gibet, pour pratiquer des dissections. Un temps où le praticien fait clairement la distinction entre le corps et l’âme et ose s’aventurer là où personne n’est jamais allé : à l’intérieur même de la matière humaine.
Camille songea au trafic des filles tsiganes, à ce que lui avait raconté Nikolic. Ne s’agissait-il pas de « vols » d’êtres humains, là aussi ?
Broca prit une copie de planche anatomique et la contempla à son tour, comme si c’était la première fois.
— Vésale aura mis trois ans pour écrire les sept volumes de la Fabrica, un livre fondateur de l’anatomie moderne. Un monstre de précision, d’érudition, qui a créé une rupture en épluchant le corps humain jusque dans ses secrets les plus intimes. Cette position verticale que l’on retrouve souvent, avec les cordes et la poulie, lui permettait lors des séances de dissection de manipuler le cadavre avec aisance et d’accéder à la partie qui l’intéressait.
Camille considéra les planches magnifiques, où les êtres réifiés étaient mis en scène, exposés, dépossédés de leur peau, de leurs nerfs, étaient découpés en tranches.
— L’une des grandes caractéristiques de cette nouvelle époque, ce sont les dissections publiques qui transforment l’anatomie en spectacle pour initiés. On loue des théâtres, on place des chandelles autour du cadavre allongé au milieu de la scène, on fait payer des spectateurs triés sur le volet. Des chirurgiens, des barbiers, des médecins, mais aussi des mondains en quête de sensations fortes. Avant, on se cachait pour disséquer, on méprisait les médecins qui s’adonnaient à cette activité, au même titre que les bourreaux ou les bouchers. Mais dès lors, la mort fascine, intrigue, le corps humain recèle des mystères à découvrir. Alors, on se regroupe par petites communautés, on vient voir, on assiste à un spectacle édifiant qui procure des frissons en toute sécurité. Puis on se retrouve à un repas pour discuter, philosopher, et traiter de sujets tabous, peu appréciés de l’Église… On brave les interdits, si vous voulez.
Camille écoutait avec passion, touchée en son for intérieur. N’était-ce pas aussi ce qui l’avait attirée vers le métier de TIC ? Cette possibilité de côtoyer la mort des autres pour se rassurer elle-même ? Pour se sentir simplement en vie ? Pour satisfaire, quelque part, sa propre part de ténèbres ?
Broca remarqua le désarroi de la jeune femme.
— Vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout ça.
Il se leva.
— Venez. Faut que vous voyiez de vos propres yeux.
35
Les anciens abattoirs étaient encore dans leur jus.
C’étaient d’immenses blocs de béton monolithiques plantés à proximité d’une centrale électrique et d’interminables lignes de containers entreposés sur la zone portuaire du Havre. Le bâtiment des années 50 était protégé par un haut mur, des barbelés, mais avait un point faible vers l’arrière, au niveau d’un grillage branlant. Ce fut par là que Camille et Guy Broca entrèrent, alors que l’orage grondait, au loin, répandant ses gris saumâtres loin au-dessus de leur tête.
Un signe, peut-être, cette météo capricieuse.
Midi sonnait quand ils se faufilaient par une porte métallique défoncée à coups de masse et évoluaient dans les entrailles du monstre. Il fit soudain plus frais dans le bâtiment. Le flic retraité éclairait devant lui avec une lampe torche.
Le téléphone de Broca se mit à vibrer, alors qu’ils longeaient des rails de saignée. Il regarda le numéro, s’excusa et s’éloigna de quelques mètres, laissant Camille seule. Sa voix résonnait en écho contre les parois invisibles. Sans transition, la jeune femme sentit l’histoire de l’ancienne structure s’abattre sur ses épaules. Cet endroit avait abrité, entretenu, banalisé la mort. Au plus profond de son esprit, Camille eut l’impression d’entendre les animaux hurler.
Pourquoi Broca l’amenait-il dans ce trou ? Qu’y avait-il encore à voir, six mois après les faits ? L’homme avait sans doute besoin de venir brasser ces ténèbres parce que, quelque part, il était encore habité par son affaire. Qu’il avait besoin, de temps en temps, de raviver le feu de l’enquête.
Broca revint enfin vers elle, après avoir discuté longuement.
— Je suis désolé. Ma femme, vous savez…
Il s’avança sans préciser davantage. Ils marchèrent cinq bonnes minutes dans cet incroyable dédale de salles d’abattage, de postes d’observation, d’ateliers de découpe. Des crochets pendaient encore, de gros bacs d’échaudage ouvraient leurs gueules avides de sang. Au plus profond du bâtiment et de l’obscurité, Broca s’arrêta devant une porte en métal entrouverte, qui portait encore quelques traces de scellés aujourd’hui disparus.
Il se tourna vers Camille.
— C’est là-dedans que ça s’est passé, voilà six mois. On n’est pas les premiers à passer, les curieux et amateurs de sensations fortes sont venus hanter les lieux en nombre, mais les traces sont toujours là, indélébiles.