Ils entrèrent. La torche révéla des flaques sombres au sol. La pièce avait été vidée. Il demeurait l’odeur du renfermé, de la poussière. Celle du sang avait disparu.
La voix de Broca résonna soudain :
— Il y a d’abord ceci, écrit avec le sang de la victime.
Il pointa le mur d’en face, sur lequel était inscrit un symbole d’environ dix centimètres de diamètre : trois cercles concentriques.
— Une idée de sa signification ? demanda Camille.
— Non. Le sens de cette signature est toujours resté mystérieux.
Camille prit une photo avec son téléphone portable. Broca parla dans son dos :
— Savez-vous que le sang d’une carotide tranchée peut être projeté à plusieurs mètres ? Pour peu que vous rajoutiez un point de compression, et là, vous avez l’impression d’arroser une pièce au jet d’eau. Regardez derrière vous…
L’œil jaune se dirigea cette fois vers le mur de gauche et en éclaira les catelles blanches.
Camille resta là, immobile, le souffle coupé.
Le mur était couvert de gouttes de sang, sur deux mètres de large au moins, et autant en hauteur.
Sauf à certains endroits.
Des formes avaient fait obstacle au flux de liquide.
Des formes humaines.
— Voilà pourquoi je vous ai parlé du spectacle anatomique de l’époque de Vésale, souffla le retraité. On a estimé que deux personnes observaient. On pense à des adultes.
Soufflée, Camille s’approcha de cette empreinte en négatif de la scène de crime.
Ce qu’elle découvrait allait au-delà de toute norme, de toute logique.
— Difficile d’être précis sur leur taille, poursuivit le retraité. Leur empreinte a été marquée par le sang vraisemblablement propulsé par la carotide. Je crois que… que l’exécuteur a même tourné le cadavre au bout de ses cordes, à droite, à gauche, pour que le sang arrose bien le mur. Comme s’il voulait nous faire prendre conscience qu’il n’était pas seul. Que quelqu’un l’accompagnait pour voir ça. Et pour se baigner dans le sang d’un mort.
Une monstruosité. Et Loiseau ne pouvait pas être de la partie, puisqu’il était déjà mort.
— Pourquoi ont-ils fait une chose pareille ? questionna Broca. Pour « s’amuser » ? Pour montrer leur toute-puissance ? Pour se foutre de notre gueule ? Aussi dingue que cela puisse paraître, on n’a retrouvé aucune trace de sang à l’extérieur de cette pièce. Les observateurs étaient peut-être nus, ou en combinaison. Peut-être même qu’ils ont participé à la boucherie. Trois tueurs, vous vous rendez compte ?
Camille imaginait la scène : une espèce d’orgie tribale de types nus, devant un cadavre suspendu et crachotant ses litres de sang par les artères. Florès avait été exécuté par trois monstres. Quels malades avaient pu faire une chose pareille ? Et pour quelle raison ? Que cherchaient-ils à travers ces horreurs ?
La jeune femme n’y comprenait plus rien.
Broca avait raison : tout cela dépassait l’entendement.
Elle essaya de se concentrer, de synthétiser l’ensemble de ses découvertes pour en tirer quelque chose. Un fil rouge, une nouvelle piste à explorer.
— Et, hormis les meurtres sauvages du père et du fils, il n’y a jamais eu d’autres crimes similaires ? demanda-t-elle.
Guy Broca déplaçait son faisceau sur chaque forme, épousant les contours qu’on devinait à peine. Camille en profitait pour bombarder de photos, comme avaient dû le faire tant et tant d’aventuriers en quête de sensations fortes.
— Pas à ma connaissance. Ce qui s’est passé dans cet abattoir est un acte unique, isolé. Ce qui renforce le fait qu’il s’agit probablement d’une histoire liée à la famille Florès. À son passé, ou aux sombres recherches menées par le fils. Mickaël est peut-être tombé sur quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir.
Il la précéda et sortit de la pièce. Camille jeta un dernier coup d’œil et le suivit.
Malgré les gros nuages noirs, elle fut heureuse de revoir enfin la lumière du jour et s’emplit les poumons d’air frais.
— Est-ce qu’une Maria, habitant Valence, ça vous dit quelque chose ? demanda-t-elle.
Elle songeait à la photo trouvée dans le grenier de Mickaël : le portrait de cette femme enceinte, entourée de deux religieuses. Elle se rappela d’ailleurs que, à ce propos, Boris ne l’avait toujours pas recontactée.
— Jamais entendu parler. Valence en Espagne, vous voulez dire ?
— Je crois, oui…
Il la sonda au fond des yeux.
— Qui est-ce ? demanda-t-il. Quel est le rapport avec les Florès ?
— Il n’y en a pas, mentit Camille. Juste une identité qui est ressortie avant que je croise le chemin des Florès.
Broca ne sembla pas détecter le mensonge. Ou, en tout cas, il n’insista pas.
— J’ai étudié l’histoire de cette famille, fit-il, pour essayer de comprendre les raisons d’un tel massacre. Il y a de nombreuses zones d’ombre dans l’histoire des Florès, j’ai tout consigné dans le dossier.
— Je peux y jeter un œil ?
— Voilà ce que je vous propose : on va déjeuner dans une brasserie du centre-ville, puis on rentre chez moi. Je vous prête le dossier. Il y a tout ce qu’il faut savoir sur la famille, vous y verrez mes notes, mes recherches, mes suppositions. Vous le feuilletez et voyez si cela vous parle.
Camille trouva la proposition alléchante.
— Ce serait parfait. Mais… votre femme…
Sous le faisceau, les yeux de Broca transpercèrent ceux de Camille.
— Ma femme ne nous causera aucun problème.
36
La dame qui ouvrit la porte à Sharko portait un tablier de cuisine avec des motifs à fleurs.
Cheveux bouclés et permanentés, le visage de Mme Tout-le-monde préparant tranquillement le repas du soir. Elle devait avoir quarante-cinq ans et vivait dans un HLM qui n’avait rien à voir avec les barres sombres parasitant les banlieues des grandes villes. L’immeuble, à quelques minutes du centre de La Rochelle, était situé face à l’océan et abritait quelques commerces au rez-de-chaussée.
Un vent chaud s’engouffrait dans l’entrée principale, tandis qu’à quelques kilomètres seulement le tonnerre grondait, accompagné d’éclairs. L’orage se gonflait d’électricité, soulevant les vagues à coups de bourrasques.
Le lieutenant se présenta et montra sa carte tricolore. Le visage de Lesly Beccaro resta impassible, elle ne parut même pas surprise.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle.
— Discuter un peu avec vous de Pierre Foulon.
Elle rabattit légèrement la porte, son corps de moineau dans l’embrasure pour empêcher le flic d’entrer.
— Pourquoi ? Foulon est en prison et n’en sortira pas, je ne vois pas en quoi je peux vous aider.
— Je mène une enquête particulièrement délicate. Douze femmes d’une vingtaine d’années ont été enlevées en moins de deux ans, onze d’entre elles ont disparu et la dernière est dans un hôpital psychiatrique. Celui qui a commis ces actes était, semble-t-il, en contact avec Pierre Foulon. Il est venu le voir une fois au parloir. Vous avez côtoyé Foulon. Je pense que vous pouvez m’aider.
Elle hésita, visiblement mal à l’aise, puis finit par le laisser entrer, ôtant son tablier dans la foulée. Ils s’installèrent dans un canapé en toile jonché de poils de chat. L’intérieur du salon était vieillot, décoré sans goût et respirait la solitude. Le lieutenant bloqua quelques secondes sur la paire de charentaises à carreaux de son hôtesse, avant de s’attarder sur une grande bibliothèque aux casiers écrasés d’ouvrages sur la criminologie, les tueurs en série, les affaires criminelles. Les livres et documents s’entassaient dans tous les coins.