Il y en avait partout. Beccaro semblait carburer au meurtre et au sang.
— Je n’y peux rien, c’est comme ça, fit-elle en s’asseyant. Je les achète tous et les accumule depuis des années et des années. C’est une vilaine obsession, il n’y a aucun plaisir là-dedans.
Elle proposa un jus d’ananas à Sharko. Elle colla ses lèvres au bord du verre et but en silence. Le flic n’avait pas envie de la juger. Quelque part, ils étaient semblables, elle, lui, Lucie. Des personnalités qui n’entraient dans aucune case, des esprits borderline dont les motivations pouvaient parfois choquer, provoquer l’incompréhension.
— J’aimerais savoir si vous connaissez un certain Daniel Loiseau, demanda le lieutenant, verre à la main.
Elle caressa machinalement le chat persan qui était venu s’asseoir à ses côtés. Un animal parfaitement entretenu, au poil magnifique. Un exutoire. Plus le policier observait cette femme, moins il l’imaginait échanger avec un pervers de la trempe de Foulon. Elle paraissait tellement fragile, déconnectée du monde des tueurs et de la violence. Mais les règles n’existaient pas en matière de caractères humains, Sharko le savait mieux que quiconque.
— Ce nom me dit quelque chose… Oui, Foulon m’en avait parlé. Un type qui était venu le voir au parloir. Un policier qui écrivait un bouquin, je crois me rappeler. Foulon m’a expliqué à quel point l’homme était fasciné par lui. (Elle haussa les épaules.) Foulon parlait souvent de lui et de ses exploits, vous savez. L’une des caractéristiques principales du pervers narcissique.
Sharko remarqua qu’elle ne semblait pas vraiment le porter dans son cœur, elle l’appelait d’ailleurs par son nom dans un claquement de langue froid.
— Vous n’avez jamais vu Loiseau ? Jamais croisé, rien ?
Elle secoua la tête.
— Non, non.
Sharko se pencha un peu plus vers l’avant, de manière à la fixer dans les yeux. Elle avait le regard fuyant et se tenait dos voûté, un peu recroquevillée sur elle-même, tortillant ses mains l’une dans l’autre.
— J’ai cru comprendre qu’en prison Foulon aimait dessiner, dit Franck.
— Oui, il aime ça. Et il est plutôt doué, d’ailleurs. Il a la fibre artistique… Y compris dans la manière dont il perpétrait ses crimes.
— Vous pouvez me montrer certains de ses dessins ?
— Comment je pourrais ? Vous savez bien qu’on ne peut rien sortir de prison.
— Allez, ne compliquez pas les choses et faites voir.
De nouveau, elle se renfrogna, incapable d’assumer. Une pauvre fille, songea Sharko, manipulable, fragile. Foulon avait bien dû s’amuser avec elle. Ce type était un vampire psychique, il avait dû la faire espérer, mijoter, comme un chat peut jouer de la patte avec une souris. Puis, peut-être, mettre un terme à leurs rencontres. Ne plus jamais accepter de la recevoir.
Lesly Beccaro se leva, fouina dans un tiroir et revint avec deux dessins soigneusement protégés par un film transparent. Même genre de délires que Sharko avait déjà vus dans le sachet plastique : la présence des couteaux, des figures brisées comme vues à travers un miroir cassé, l’enfermement. Signées PF.
Le lieutenant les lui rendit.
— C’est tout ce que vous avez ?
— Oui, c’est tout.
— Pourtant, Pierre Foulon m’a confié vous en avoir donné beaucoup plus.
Elle parut déstabilisée.
— C’est qu’il vous a menti. Il ment en permanence, quel que soit le sujet. Même un détecteur de mensonges ne viendrait pas à bout d’un type comme lui.
— Il ne vous a pas non plus remis des rognures d’ongles, des mèches de cheveux ? N’y a-t-il pas un enregistrement audio qui traîne quelque part, où il décrit avec un sens du détail chirurgical la façon dont il a tué ses victimes ?
— Non, non, jamais, je…
— On a retrouvé ces objets chez Daniel Loiseau. On sait qu’ils ont forcément été sortis de la prison par un proche de Foulon. Quelqu’un qui avait une relation forte avec lui, quelqu’un qui le comprenait.
— Je ne l’ai jamais compris ! Ne croyez surtout pas que je cautionnais les horreurs qu’il a commises. Que je n’ai pas eu de la pitié pour les victimes qui sont passées entre ses mains. Je ne suis pas un monstre. Si j’allais le voir, c’était parce que, derrière les barreaux, Pierre ne pouvait pas me faire de mal. Il ne pouvait pas me… cogner parce qu’il avait trop picolé, ou pour n’importe quelle autre fichue raison. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, j’étais en sécurité dans une telle relation. (Elle soupira.) Et puis, laissez tomber, vous ne pouvez pas comprendre.
Elle se tut, le regard rivé au sol. Sharko avait déjà entendu parler des raisons qui poussaient ces femmes à côtoyer les tueurs. Les notions de « sécurisation » et d’aspect rassurant de la prison revenaient souvent.
— Qu’avez-vous fait de ces objets ? insista Sharko. Allez, dites-moi, et ne me forcez pas à passer par une voie plus formelle pour vous interroger.
Elle garda les yeux baissés.
— Quelqu’un me les a achetés.
— Achetés ? Des ongles et des cheveux ?
Elle agrippa son regard pour ne plus le lâcher. Sharko y vit, pour la première fois, l’éclat d’une flamme. La luminosité avait sérieusement baissé, et les roulements du tonnerre se faisaient de plus en plus présents.
— Que croyez-vous ? dit-elle. Des gens donneraient des fortunes pour porter un pull ou obtenir un morceau de chemise de leur star préférée. Pensez à Claude François, à ces fanatiques qui y laissent bien plus que leur salaire, qui pleurent chaque année devant sa tombe, qui vont jusqu’à faire de la chirurgie esthétique, qui s’évanouissent devant l’un de ses sosies. Alors pourquoi n’existerait-il pas l’autre versant du phénomène d’adoration ou de fétichisme ? Des admirateurs beaucoup plus discrets de ce qu’il y a de plus noir en l’être humain. Des gens prêts à tout pour obtenir leur petite parcelle de ténèbres.
Elle se redressa un peu, soudain plus sûre d’elle. Même sa voix changeait. Plus régulière, plus forte.
— Avant son exécution en 1994, John Wayne Gacy, coupable de sévices sexuels et de meurtres sur au moins trente-trois jeunes hommes, a vendu ses tableaux de clowns pour une fortune, annonça-t-elle. Des lettres de Gerard Schaefer à sa petite amie se monnaient à prix d’or. On trouve des poupées Jeffrey Dahmer qui s’ouvrent sur des viscères, des horloges à l’effigie de Ted Bundy, un flacon de déodorant ayant appartenu à Richard Ramirez, une enveloppe léchée par Dennis Rader, alias BTK, auteur de dix meurtres… Il y a un marché pour ces « objets » du Mal. Un marché avec des cotes, selon le tueur en série, sa médiatisation, s’il est mort ou vivant.
Sharko sentait qu’il tenait quelque chose de sérieux avec ce marché de l’ombre, où ceux qui avaient les mêmes goûts morbides pouvaient se rencontrer, et avoir des conversations qu’ils ne pourraient jamais imaginer ailleurs. Parler de leurs idoles, échanger sur des crimes ignobles… Se sentir sur la même longueur d’onde. Communier.
C’était peut-être en se procurant ces objets appartenant à Pierre Foulon que Loiseau avait croisé ce Charon qui lui avait permis de se « révéler ». De franchir le Styx et de pénétrer dans les derniers cercles de l’Enfer de Dante.
Une odeur de brûlé le tira de ses pensées. La femme s’excusa et partit éteindre la gazinière. Sharko en profita pour jeter un œil à la bibliothèque. Il lorgna les tranches des livres, les journaux amoncelés, parfois en mauvais état. Un pan complet était consacré à Gerard Schaefer, sans doute l’un des pires tueurs en série qui ait existé. On lui attribuait une centaine de victimes et un panel de perversions qui défiait n’importe quel dictionnaire de langue française.