Sur cette étagère, une accumulation de faits divers, de viols, de meurtres. Le flic ouvrit un ouvrage, puis un autre. Des paragraphes entourés, des pages usées, à force de lectures. Il remarqua la place énorme que Lesly Beccaro réservait aussi aux tueurs en série français. Guy Georges, Chanal, Fourniret… Et Pierre Foulon. Il y avait des articles, des bouquins, même des rapports de criminologie. Ils semblaient confidentiels. Comment cette femme ordinaire, insignifiante, se les était-elle procurés ?
Intrigué, il en ouvrit un au hasard et tourna les pages. Il remarqua que, à quasiment chaque paragraphe, elle avait souligné, stabiloté, commenté : « aime qu’on lui parle de football » ou alors « faire en sorte qu’il pense avoir l’ascendant ».
Sharko en prit un autre.
— Non, ne touchez pas à ça, s’il vous plaît !
Beccaro était extrêmement nerveuse. Avant qu’elle arrive, Sharko avait vu que ce dossier-là aussi était noirci de notes, de remarques sur les comportements à adopter. Elle lui arracha le rapport des mains et le remit en place.
Franck resta là, secouant la tête, se moquant de lui-même.
— Je dois dire que vous m’avez bien eu, bon sang.
— Je ne vois pas ce que…
— Je crois que ces tueurs français, vous allez tous les voir, les uns après les autres, peut-être même plusieurs en même temps. Vous leur écrivez des lettres d’admiration, sans doute, pour commencer. Ensuite, les parloirs… Les rencontres…
— Vous racontez n’importe quoi.
Sharko eut un petit rire.
— Pour tout vous dire, Foulon ne m’a jamais parlé de vous pendant l’entretien. Pourtant, il n’a pas hésité à parler des lettres d’amour qu’il recevait… Mais sur vous, rien. Il s’en serait forcément vanté s’il vous avait fait du mal, maintenant que j’y pense. Ce n’est pas lui qui vous a manipulée, c’est vous qui l’avez fait. Vous vous êtes payé Foulon. Je dis bravo. Respect.
Il la vit pâlir. À ce moment, un violent coup de tonnerre résonna et fit trembler les vitres. La femme sursauta.
— Vous l’avez approché, étudié, non seulement parce qu’il vous fascinait, mais aussi pour récupérer des objets qui lui appartenaient. Vous le faites avec chacun d’entre eux. Puis vous vendez ces objets, histoire de gagner pas mal de fric sur leur dos.
Elle le fusilla du regard. Fini, la petite femme voûtée à l’air si fragile.
— Dites-moi ce que vous attendez de moi exactement, et fichez le camp d’ici.
— Très bien. D’abord, est-ce que Pierre Foulon est bien coté sur ce marché ?
— Très bien, vu sa notoriété, le nombre de victimes et la cruauté de ses actes. Pire ils sont, mieux ils sont cotés. Moins que des tueurs exécutés, mais quand même…
Elle ne se rendait même pas compte du décalage de ses propos. Qui étaient les plus monstrueux, finalement ? Les tueurs, ou ceux qui enchérissaient sur leur compte, dans le confort de leur salon, bien installés derrière leurs guichets de banque, leur caisse de magasin, leur ordinateur ?
— Comment ça fonctionne ? demanda Sharko. Comment un acheteur fait-il pour se procurer ce genre d’objets ?
Elle retourna vers le canapé. Franck la suivit.
— Rien de bien compliqué si on reste dans le « classique ». Le marché du murderabilia, comme on l’appelle dans le milieu, a pris beaucoup d’ampleur, il existe depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui, les mises en contact se font principalement par Internet. Ça commence sur des forums publics, où les objets « classiques » sont à vendre. Des vêtements, des ustensiles, des éléments corporels comme les poils, les cheveux, les squames de peau…
— Et si on va plus loin ? Si on sort du « classique » ?
— Je n’en sais rien.
— Vous n’en savez rien… Moi je crois que si, vous savez. Alors je répète ma question, plus clairement peut-être : si on se rend par exemple dans la partie privée des forums, que trouve-t-on ?
Elle prit son chat sur les genoux et se ravisa, consciente que l’homme, en face d’elle, ne la lâcherait pas.
— On n’accède pas à la partie privée facilement. L’internaute doit prouver une passion plus que dévorante pour tel ou tel tueur en série. Il faut poster des messages, être investi, avoir soi-même des objets rares et particulièrement originaux à proposer. Il y a un système de parrainage. Ne franchit pas les barrières qui veut…
Sharko moulina des bras pour l’inciter à poursuivre, ne lui laissant pas le temps de reprendre son souffle. La pluie s’était soudainement mise à tomber avec une violence inouïe. Il faisait nuit en plein jour.
— Dès le cap passé, il y a des regroupements par affinités, des sous-groupes qui se créent. Certains ne s’intéressent qu’aux tueurs en série africains. Pour d’autres ce sont les nécrophiles, les cannibales, les vampires, les pédophiles. Il y en a pour tous les goûts, tous les délires. Les discussions sont crues, violentes, et pourraient facilement vous donner la nausée… Je tiens à vous signaler que je n’ai rien à voir avec ça.
— Mais vous êtes déjà allée y jeter un œil.
— J’en ai fini avec toute cette cochonnerie. Foulon a été le dernier. Ça a tout détruit autour de moi, ça m’a forcée à déménager. J’ai perdu plusieurs jobs. Aujourd’hui, j’ai une vie stable, presque normale. Je suis restée ici, à La Rochelle, mais je n’ai plus rien à voir avec Foulon ni avec les autres de son espèce. Je ne les approche plus qu’à travers les livres. C’est déjà trop.
Elle porta les yeux vers son chat et lui adressa un regard tendre. Sharko apprécia sa franchise. Il savait, cette fois, qu’elle disait la vérité.
— Vous pensez que ces gens qui communiquent entre eux sur ces forums privés sont potentiellement dangereux ? Qu’ils pourraient… être influencés par leurs « idoles » ?
— Difficile de répondre à cette question. Certains vont très loin, mais ça reste des paroles. Même si c’est privé, protégé par des administrateurs qui sont souvent des cracks en informatique, ces internautes demeurent prudents. Jamais de vrais noms ni de confidences sur d’éventuels passages à l’acte. Seulement du vomi verbal. Mais bien sûr, rien ne les empêche de se côtoyer en dehors des forums…
— Vous avez mis les objets de Foulon en vente sur ces forums privés ?
— L’enregistrement sonore uniquement. Je me suis arrangée pour que Foulon laisse son empreinte digitale sur la carte mémoire, ce qui garantissait son authenticité. C’est elle que j’ai vendue, soigneusement emballée. C’était une pièce unique, rare, et troublante. Vous avez écouté ? Le coup des grenouilles qui glissent sur le fil de son bistouri et s’ouvrent le ventre, c’est dément comme manière de penser.
— Dément, oui…
Elle se racla la gorge, consciente qu’elle avait quand même un flic de la Criminelle en face d’elle.
— Les prix pouvaient monter haut. Les autres objets ont été placés sur les sites publics.
— Qui a acheté ? Comment avez-vous été payée ?
— Je crois me rappeler que trois personnes différentes ont acheté. En général, on fixe un rendez-vous dans un lieu neutre et fréquenté, on règle en liquide. L’un voulait les cheveux et les ongles, certificat d’authenticité ou ADN à l’appui. On obtient ces certificats ADN dans les labos privés sur Internet, ça coûte une centaine d’euros…
Sharko avait l’impression d’halluciner. Le marché avait ses règles, ses codes, ses habitudes. Quels esprits malades avaient eu l’idée de créer, de réguler une monstruosité pareille ?