— Une Lara Croft qui aurait pris un sacré coup de vieux, alors !
Elle regarda l’heure.
— Tu ne manges pas un morceau avant de te mettre en route ?
— Trop tôt. T’en fais pas pour moi, je croquerai dans un sandwich plus tard.
Lucie soupira.
— J’aurais aimé t’accompagner… Me trouver à tes côtés. Être maman me comble de joie mais je m’ennuie un peu, ici.
— Ne sois pas pressée, Lucie. T’as encore quinze jours de congé, ta mère va venir passer un peu de temps avec toi… Et puis demain, c’est le 15 août. Je serai là, on ira au parc ou au bord de l’eau tous ensemble. On mangera des crêpes comme promis. Enfin, toi et moi on mangera des crêpes je veux dire, pas eux.
Le visage de Lucie retrouva de la gravité.
— Jamais en première ligne, d’accord ? Si ça devient dangereux, s’il faut courir, poursuivre, arrêter, tu…
— Je laisse faire les autres. Je sais.
— On est une belle famille maintenant, il faut la préserver. Moi aussi, je ferai attention quand je reprendrai.
— On n’en est pas encore là.
— N’oublie jamais.
Il lui sourit. Il se sentait bien. Apaisé, heureux.
— Je n’oublierai pas. Je ne suis pas prêt à replonger dans une histoire tordue ou dangereuse. Si ça craint trop, je lèverai le pied.
— Toi, lever le pied ? Faudrait qu’on te coupe les jambes.
5
— Je suis con. J’aurais dû enfiler des bottes.
Franck Sharko regardait en grimaçant l’état de ses mocassins vernis. Des souliers neufs de chez Beryl, cent cinquante-neuf euros. Plongé dans ses couches et biberons, il n’avait pas réfléchi en s’habillant, et le payait à présent.
Glissant sur le sol boueux, il rejoignit Nicolas Bellanger, son capitaine de police, de seize ans son benjamin. Un enfant. Il fut un temps où Sharko aurait pu être son chef, une période où il avait commandé une trentaine d’hommes, mais ce temps-là était bien loin désormais. L’ancien commissaire avait fait un choix quelques années plus tôt, et redevenir volontairement lieutenant pour se faire diriger par plus jeune que lui ne le dérangeait pas. Ce qui l’ennuyait profondément, en revanche, c’était de moisir dans les bureaux, à gérer des enquêtes sans même croiser une victime ni aller sur le terrain. C’était malheureusement le destin des commissaires d’aujourd’hui, et c’était ce qu’il serait devenu. Un bureaucrate.
Les policiers se tenaient à l’écart, au bord de la forêt, tandis qu’un gros camion de dépannage armé de chaînes terminait de se battre avec l’arbre déraciné. Quelques habitants curieux s’agglutinaient au bord du sentier.
Nicolas Bellanger vint à la rencontre du « commissaire » Sharko — on continuait à l’appeler « commissaire » par habitude —, ils se saluèrent, échangèrent quelques mots sur la tempête — durant le trajet, Sharko avait pu constater les dégâts considérables —, et le capitaine entra dans le vif du sujet :
— Les secours ont emmené la victime à l’hôpital de Creil, elle était dans un triste état. Maigreur extrême, tremblements, j’en passe. D’après le médecin qui accompagnait l’ambulance, et vu l’aspect laiteux de ses yeux, elle n’avait pas vu la lumière du jour depuis un sacré bout de temps.
Sharko frottait l’extrémité de ses chaussures avec un mouchoir en papier. Il finit par abandonner.
— Je crois que ça ne sert à rien d’insister, si on doit descendre là-dessous je vais les dégueulasser, de toute façon. (Il désigna quatre hommes en tenue.) La BAC ?
— Ils vont avancer en premier pour sécuriser. On ne sait pas ce qu’il y a, sous terre.
Franck Sharko jeta un coup d’œil à la ronde. La tempête avait fait souffrir les arbres. Autour, une dizaine d’intervenants étaient répartis en petits groupes qui discutaient ou fumaient.
— La victime a parlé ?
— Non, elle est incapable de communiquer pour le moment. Elle se comportait comme une bête sauvage, il a fallu lui administrer des calmants.
Bellanger appela le lieutenant Jacques Levallois, un élément de son groupe crim, et lui demanda son appareil photo. Il lui montra les clichés.
— C’est elle.
Sharko fit défiler les quelques photos prises à la volée, alors que la femme embarquait dans l’ambulance. Un véritable squelette vivant, couvert de guenilles noires de crasse. Elle avait les traits brisés, ravagés, et ses yeux voilés de blanc ne faisaient que renforcer la terreur qui habitait son visage. Sharko songea à un vieux film d’horreur, Evil Dead, et à l’une des actrices possédée par le diable. Elle devait avoir vingt, vingt-cinq ans. Ses cheveux bruns, courts et crépus avaient poussé en pagaille.
— La priorité, c’est de l’identifier, fit Bellanger en sortant une cigarette. Elle n’avait évidemment aucun papier sur elle. On va faire les paluches, l’ADN, la proximité, les personnes disparues, tout ce qu’on peut.
— Elle est typée, ou c’est la saleté ?
— Rom, tsigane, hispano… On est dans ce style-là, on dirait. On va faire circuler ses photos dans le coin, voir s’il n’y a pas un campement de gens du voyage à proximité, on ne sait jamais.
Sharko rendit l’appareil photo, le visage sombre. Au 36, ils avaient souvent affaire à des femmes traumatisées, des victimes de viols, de coups, c’était presque leur lot quotidien. Mais cette fois, il y avait quelque chose de différent, de monstrueux que traduisaient ces iris blanchâtres. Cette femme était sortie de terre comme un revenant.
Il y eut un énorme craquement. À une dizaine de mètres, le chêne s’écrasa au sol, emportant avec lui un tas de branches et de troncs plus fins. Plusieurs coups de tronçonneuse au niveau des racines retentirent, puis, après pas mal de temps, on signala aux policiers qu’ils pouvaient descendre. Il n’était pas loin de 13 heures, le soleil brillait à son zénith, arrosant la Terre de ses rayons mortels.
Une échelle venait d’être installée dans le trou. Les policiers de la BAC s’engagèrent les premiers, lourdement armés, équipés de torches puissantes. Bellanger et ses hommes suivirent. Sharko descendit les huit barreaux avec calme et en dernier, prenant garde de salir au minimum sa veste. Pour les chaussures en revanche, c’était mort. Et s’il y avait bien quelque chose qu’il ne supportait pas, c’étaient les chaussures sales.
Les consignes données par Bellanger étaient de ne toucher à rien, afin de ne pas contaminer l’endroit de leurs empreintes ou leurs traces biologiques. La température chuta de quatre ou cinq degrés. La lumière du jour pénétrait en oblique par l’endroit où l’arbre avait été arraché, dévoilant des parois lisses et taillées par l’homme. Les flics évoluaient de toute évidence dans une carrière. D’après les gars de l’ONF, la région en était criblée, elles avaient été occupées durant la Première Guerre mondiale pour abriter les soldats français.
Derrière eux, l’endroit se terminait en cul-de-sac. Ils se figèrent devant les centaines de boîtes de conserve vides et les bouteilles d’eau utilisées, regroupées en un tas. Parmi l’amas de ferraille et de plastique, il y avait des dizaines de flacons de lait de toilette. Vides, eux aussi.
— J’ai l’impression qu’on n’est pas au bout de nos surprises, murmura Nicolas Bellanger. Veille du 15 août, cool.
— Au fait, tu ne devais pas être en congé dès ce soir ?
— Si. C’est bien pour cette raison qu’une sale affaire nous tombe dessus.
Sharko s’en faisait pour son chef. Nicolas Bellanger avait beaucoup donné dans l’année et puisait sur ses réserves pour tenir. Ils avancèrent dans l’unique direction possible, suivant un couloir rectangulaire. Le capitaine de police désigna le sol avec le faisceau de sa lampe.