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— Faites attention.

Des excréments, des flaques d’urine, le long des parois. L’odeur était forte. Des tonnes d’allumettes utilisées jonchaient le sol. Au fond, les faisceaux dansaient sur la roche, des grappes de racines avaient réussi à traverser la pierre et pendaient dans le vide. Sharko imagina la fille tapie ici, dans l’obscurité, à craquer ses allumettes les unes après les autres, à longer les murs tel un animal, à hurler sans que personne l’entende. Et à ne jamais réussir à sortir de ce souterrain.

— Par ici !

Ils se précipitèrent vers la voix du collègue. La trouée de lumière était désormais à une centaine de mètres derrière eux. Ils avancèrent encore. Après une bifurcation, ils débouchèrent dans une grande salle carrée, d’environ dix mètres de côté, au plafond très haut. Sharko estima qu’ils étaient peut-être huit ou neuf mètres sous terre, et qu’ils ne se trouvaient plus sous la forêt, mais sans doute quelque part aux abords du village.

Plus proche d’eux, il restait des stocks de nourriture — uniquement des conserves — et d’eau. Un ouvre-boîtes pendouillait à un fil noué à un crochet, lui-même encastré dans la roche. Il y avait aussi une grosse bouteille de gaz reliée à un réchaud, une assiette sale sans couverts, des boîtes d’allumettes.

Sur la gauche, une chaise en paille, des jerricanes vides, une baignoire sur pieds. Au plafond étaient accrochées deux ampoules ainsi qu’une petite caméra, nichée dans un creux naturel. Des câbles d’alimentation électrique partaient vers une lourde grille fermée à clé, derrière laquelle se trouvait un escalier qui grimpait probablement vers la surface.

Les quatre gars de la BAC essayèrent de forcer cette porte avec leur bélier portatif, en vain. Le système de fermeture était renforcé.

— Il vaut mieux aller chercher le bélier hydraulique à la voiture, fit l’un d’eux.

Un élément du groupe partit en courant. Les flics se regardaient sous les faisceaux des lampes, les visages se creusaient, stupéfaits. Sharko balayait le plafond avec sa torche.

— Ces câbles électriques reliés aux ampoules et à la caméra mènent bien quelque part, dit-il d’une voix grave. Une fois que la grille sera forcée, on saura où se trouve la source d’électricité. Et, donc, qui a installé ça.

Il se pencha vers la bouteille de gaz, pivota vers son chef.

— T’as des gants ?

Le capitaine lui en tendit une paire en latex. Sharko les enfila et tourna le bouton du réchaud. Aucun chuintement.

— Elle est vide.

Il secoua les boîtes d’allumettes.

— Toutes vides.

Le lieutenant Levallois, qui longeait les murs, les appela. Il se tenait à l’autre extrémité, proche d’un matelas à même le sol, sur lequel reposait une couverture roulée en boule. Son visage de jeune trentenaire était très pâle, à cause des éclairages crus et probablement des odeurs nauséabondes. De sa lampe, il désigna un gros anneau bétonné dans les pierres de la paroi. Au sol, un maillon brisé, cassé net.

— On peut supposer que c’est ici qu’elle était attachée et qu’elle dormait. Elle s’est débrouillée pour se libérer.

Il se tourna vers le mur opposé, éclaira la caméra tournée dans leur direction.

— On l’observait…

Sharko s’approcha de la caméra et s’adressa à l’objectif, l’air menaçant :

— Accroche-toi parce que t’as la crim au cul, mon pote.

Il baissa ensuite le faisceau vers la baignoire, la chaise, les stocks de nourriture. C’était sinistre, dément.

— Ces conserves, ça me fait penser à ces paranos qui croient à l’Apocalypse et qui stockent tout ce qu’ils peuvent pour pouvoir survivre sous terre.

Il réclama l’appareil photo, regarda sur l’écran LCD les clichés de la survivante, plus précisément l’anneau autour du poignet, ainsi que la chaîne.

— Elle a réussi à casser l’un des maillons qui l’entravaient au mur, mais pas ceux qui reliaient la chaîne à son poignet.

Il se baissa au niveau du sol.

— Le maillon est brisé net. Peut-être un défaut de fabrication, un phénomène de vibration quand elle tirait dessus. C’est rare, mais j’ai déjà vu ça.

Il tendit l’appareil à Bellanger, désignant un cliché.

— Sur la photo, la chaîne n’a pas l’air bien longue. Pas suffisamment pour atteindre le mur opposé, en tout cas. Je me trompe ?

— T’as raison. Cette chaîne mesurait deux mètres, maximum.

— Donc, attachée au mur d’en face, la victime n’avait pas accès à la nourriture ni à la baignoire. Ce qui signifiait certainement qu’on la nourrissait avant qu’elle parvienne à se détacher…

Sharko se mit à réfléchir à voix haute.

— Mais pourquoi son tortionnaire l’aurait-il ensuite laissée agir seule ? Il pouvait la voir avec la caméra, savoir qu’elle avait rompu sa chaîne. C’était quoi ? Un jeu pervers ? Faire croire à cette pauvre fille qu’elle avait une chance de s’en sortir ?

— On peut se demander qui a brisé le maillon, finalement. Elle, le tortionnaire…

Sharko se mit à marcher, les questions se bousculaient dans son esprit, et elles étaient pour le moment trop nombreuses. Il allait falloir attendre un peu, voir où les prochaines heures allaient les mener.

— Je répète, on ne touche à rien, surtout, fit Bellanger en s’éloignant. La Scientifique ne devrait plus tarder.

L’aide de la police scientifique serait sans aucun doute très précieuse. Sharko fixa la grille verrouillée. Sans l’ouverture causée par l’arbre déraciné, ces escaliers étaient probablement le seul accès vers l’extérieur. Même libre de ses chaînes, la fille n’avait pu sortir de sa prison. Depuis combien de semaines errait-elle dans l’obscurité ? Longtemps, à en croire l’impressionnante quantité de boîtes de conserve vides et l’opacité de ses iris. Le flic imagina la jeune femme utiliser le gaz pour s’éclairer, au début. Puis les allumettes, qu’elle craquait une à une… Jusqu’à ce que ses ressources finissent par s’épuiser. Elle avait dû manger le contenu des conserves sans plus pouvoir le réchauffer.

Le lieutenant ferma les yeux. Noir total. Le silence, la fraîcheur. Comment ne pas devenir dingue, enfermé comme un rat de laboratoire ? Comment se prouver qu’on existe encore alors qu’on ne peut même plus distinguer son propre corps ? Pourtant, la fille avait continué à se nourrir, à dormir, à vivre, même dans le noir. Elle avait fait ses besoins plus loin, pour rester dans un semblant d’environnement sain. Elle avait voulu se battre jusqu’au bout, son organisme en mode « survie », capable de s’adapter d’une façon remarquable, comme ces petites araignées qu’on trouve dans les grottes les plus profondes.

Elle avait survécu, certes, mais l’intérieur de son crâne devait ressembler à un champ de ruines.

Lorsque Sharko rouvrit les yeux, Jacques Levallois éclairait une autre partie de mur, derrière la baignoire. Il fit signe à ses collègues d’approcher. Il y avait une inscription, gravée en lettres capitales et irrégulières dans la roche, à environ un mètre soixante du sol.

Il était écrit :

Nous sommes ceux que vous ne voyez pas,
Parce que vous ne savez pas voir.
Nous prenons sans rendre.
La vie, la Mort.
Sans pitié.