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– Rien de particulier, et toi? Nous restes-tu quelque temps? nous t’avons longtemps attendu.

– Une quinzaine, j’ai fort à faire à Moscou.»

Les regards des deux frères se croisèrent, et Levine baissa les yeux sans trouver de réponse; voulant éviter la guerre de Serbie et la question slave, afin de ne pas retomber dans des discussions qui eussent troublé les rapports simples et cordiaux qu’il souhaitait conserver avec Serge Ivanitch, il lui demanda des nouvelles de son livre.

Kosnichef sourit.

«Personne n’y songe, moi moins qu’un autre. – Vous verrez que nous aurons de la pluie, Daria Alexandrovna, dit-il en montrant des nuages qui s’amoncelaient au-dessus des arbres.»

Levine s’approcha de Katavasof.

«Quelle bonne idée vous avez eue de nous venir, dit-il.

– J’en avais le désir depuis longtemps; nous allons bavarder à loisir. Avez-vous lu Spencer?

– Pas jusqu’au bout, il m’est inutile.

– Comment cela? Vous m’étonnez.

– Je veux dire qu’il ne m’aidera pas plus que les autres à résoudre certaines questions. Au reste, nous en reparlerons, ajouta Levine, frappé de la gaîté qu’exprima la physionomie de Katavasof; puis, craignant de se laisser entraîner à discuter, il conduisit ses hôtes par un étroit sentier jusqu’à une prairie non fauchée, et les installa, à l’ombre de jeunes trembles, sur des bancs préparés à cet effet; lui-même alla chercher du pain, du miel et des concombres dans l’izba auprès de laquelle étaient disposées les ruches. Du mur où il était suspendu, il détacha un masque en fil de fer, s’en couvrit la tête, et, les mains cachées dans ses poches, il pénétra dans l’enclos réservé aux abeilles, où les ruches, rangées par ordre, avaient pour lui chacune une histoire. Là, au milieu des insectes bourdonnants, il fut heureux de se retrouver seul un moment pour réfléchir et se recueillir; il sentait la vie réelle reprendre ses droits et rabaisser ses pensées. N’avait-il déjà pas trouvé moyen de gronder son cocher, de se montrer froid pour son frère, et de dire des choses inutiles à Katavasof?

«Serait-il possible que mon bonheur n’eût été qu’une impression fugitive qui se dissipera sans laisser de traces?»

Mais, en rentrant en lui-même, il retrouva ses impressions intactes; un phénomène s’était évidemment accompli dans son âme; la vie réelle, qu’il venait d’effleurer, n’avait fait que répandre un nuage sur ce calme intérieur. De même que les abeilles en bourdonnant autour de lui, et en l’obligeant à se défendre, ne portaient pas atteinte à ses forces physiques, ainsi, sa nouvelle liberté résistait aux légères attaques qu’y avaient faites les incidents des dernières heures.

XV

«Sais-tu, Kostia, avec qui Serge Ivanitch vient de voyager? dit Dolly après avoir donné à chacun de ses enfants sa part de concombres et de miel. Avec Wronsky: il se rend en Serbie.

– Il n’y va pas seul, il y mène à ses frais tout un escadron, ajouta Katavasof.

– Voilà qui lui convient! répondit Levine. Mais expédiez-vous encore des volontaires?» ajouta-t-il en regardant son frère.

Serge Ivanitch, occupé à dégager une abeille prise dans du miel au fond d’une tasse, ne répondit pas.

«Comment, si nous en expédions! s’écria Katavasof mordant au concombre; si vous nous aviez vus hier!

– Je vous en supplie, expliquez-moi où vont tous ces héros, et contre qui ils guerroient! demanda le vieux prince en s’adressant à Kosnichef.

– Contre les Turcs, répondit celui-ci souriant tranquillement et remettant sur ses pattes son abeille délivrée.

– Mais qui donc a déclaré la guerre aux Turcs? Seraient-ce la comtesse Lydie et Mme Stahl?

– Personne n’a déclaré la guerre, mais, touchés des souffrances de nos frères, nous cherchons à leur venir en aide.

– Ce n’est pas là ce qui étonne le prince, dit Levine en prenant le parti de son beau-père, mais il trouve étrange que, sans y être autorisés par le gouvernement, des particuliers osent prendre part à une guerre.

– Pourquoi des particuliers n’auraient ils pas ce droit? Expliquez-nous votre théorie, demanda Katavasof.

– Ma théorie, la voici: faire la guerre est si terrible qu’aucun homme, sans parler ici de chrétiens, n’a le droit d’assumer la responsabilité de la déclarer; cette tache incombe aux gouvernements; les citoyens doivent même renoncer à toute volonté personnelle lorsqu’une déclaration de guerre devient inévitable. Le bon sens suffit en dehors de toute science politique, pour indiquer que c’est là exclusivement une question d’État.»

Serge Ivanitch et Katavasof avaient des réponses toutes prêtes.

«C’est ce qui vous trompe, dit d’abord ce dernier: lorsqu’un gouvernement ne comprend pas la volonté des citoyens, la société impose la sienne.

– Tu n’expliques pas suffisamment le cas, interrompit Serge Ivanitch en fronçant le sourcil. Ici il ne s’agit pas d’une déclaration de guerre, mais d’une démonstration de sympathie humaine, chrétienne. On assassine nos frères, et non seulement des hommes, mais des femmes, des enfants, des vieillards; le peuple russe révolté vole à leur aide pour arrêter ces horreurs. Suppose que tu voies un ivrogne battre une créature sans défense dans la rue: demanderas-tu si la guerre est déclarée pour lui porter secours?

– Non, mais je n’assassinerais pas à mon tour.

– Tu irais jusque-là.

– Je n’en sais rien, peut-être tuerais-je dans l’entraînement du moment; mais dans le cas présent je ne vois pas d’entraînement.

– Tu n’en vois peut-être pas, mais tout le monde ne pense pas de même, repartit Serge Ivanitch mécontent: le peuple conserve la tradition des frères orthodoxes qui gémissent sous le joug de l’infidèle, et il s’est réveillé.

– C’est possible, répondit Levine sur un ton conciliant, seulement je n’aperçois rien de semblable, autour de moi. Je n’éprouve rien de pareil non plus, quoique je fasse partie du peuple.

– J’en dirais autant, fit le vieux prince. Ce sont les journaux que j’ai lus à l’étranger qui m’ont révélé l’amour subit de la Russie entière pour les frères slaves, jamais je ne m’en étais douté, car jamais ils ne m’ont inspiré la moindre tendresse. À dire vrai, je me suis tout d’abord inquiété de mon indifférence, et l’ai attribuée aux eaux de Carlsbad, mais depuis mon retour je vois que je ne suis pas seul de mon espèce.

– Les opinions personnelles sont de peu d’importance quand la Russie entière se prononce.

– Mais le peuple ne sait rien du tout.

– Si papa, – interrompit Dolly, occupée jusque-là de son petit monde, auquel le vieux gardien des abeilles prenait un vif intérêt. – Vous rappelez-vous, dimanche, à l’église?

– Eh bien? que s’est-il passé à l’église? Les prêtres ont ordre de lire au peuple un papier auquel personne ne comprend un mot. Si les paysans soupirent pendant la lecture, c’est qu’ils se croient au sermon, et s’ils donnent leurs kopeks, c’est qu’ils s’imaginent qu’on leur parle de sauver des âmes. Mais comment? c’est ce qu’ils ignorent.

– Le peuple ne saurait ignorer sa destinée; il en a l’intuition, et dans des moments comme ceux-ci il le témoigne,» dit Serge Ivanitch fixant avec assurance les yeux sur le vieux garde debout au milieu d’eux, une jatte de miel à la main, et regardant ses maîtres d’un air doux et tranquille, sans rien comprendre à leur conversation. Il se crut cependant obligé de hocher la tête en se voyant observé, et de dire: