– Priez Dieu, ayez recours à lui; les Pères de l’Église eux-mêmes ont douté et demandé à Dieu de fortifier leur foi. Le démon est puissant et nous devons lui résister. Priez Dieu, priez Dieu», répéta le prêtre très vite.
Puis il garda un moment le silence comme s’il eût réfléchi.
«Vous avez, m’a-t-on dit, l’intention de contracter mariage avec la fille de mon paroissien et fils spirituel le prince Cherbatzky? ajouta-t-il avec un sourire. C’est une jeune fille accomplie.
– Oui,» répondit Levine rougissant pour le prêtre. «Quel besoin a-t-il de faire de semblables questions en confession?» se demanda-t-il.
Le prêtre continua:
«Vous songez au mariage, et peut-être Dieu vous accordera-t-il une postérité. Quelle éducation donnerez-vous à vos petits enfants si vous ne parvenez pas à vaincre les tentations du démon qui vous suggère le doute? Si vous aimez vos enfants, vous leur souhaiterez non seulement la richesse, l’abondance et les honneurs, mais encore, en bon père, le salut de leur âme et les lumières de la vérité, n’est-il pas vrai? Que répondrez-vous donc à l’enfant innocent qui vous demandera: «Père, qui a créé tout ce qui m’enchante sur la terre, l’eau, le soleil, les fleurs, les plantes?» Lui répondrez-vous: «Je n’en sais rien»? Pouvez-vous ignorer ce que Dieu, dans sa bonté infinie, vous dévoile? Et si l’enfant vous demande: «Qu’est-ce qui m’attend au delà de la tombe?» Que lui direz-vous, si vous ne savez rien? Comment lui répondrez-vous? L’abandonnerez-vous aux tentations du monde, au diable? Cela n’est pas bien!» dit-il s’arrêtant et baissant la tête de côté pour regarder Levine de ses bons yeux, doux et modestes.
Levine se tut, non qu’il craignît cette fois une discussion malséante, mais parce que personne ne lui avait encore posé de pareilles questions, et que jusqu’à ce que ses enfants fussent en état de les lui faire, il pensait avoir suffisamment le temps d’y réfléchir.
«Vous abordez une phase de la vie, continua le prêtre, où il faut choisir sa route et s’y tenir. Priez Dieu qu’il vous aide et vous soutienne dans sa miséricorde; et pour conclure: Notre Seigneur Dieu, Jésus-Christ, te pardonnera, mon fils, dans sa bonté et sa générosité pour notre humanité…» Et le prêtre, terminant les formules de l’absolution, le congédia après lui avoir donné sa bénédiction.
Levine rentra heureux ce jour-là à l’idée de se voir délivré d’une situation fausse sans avoir été obligé de mentir. Il emporta d’ailleurs du petit discours de ce bon vieillard l’impression vague qu’au lieu d’absurdités il avait entendu des choses valant la peine d’être approfondies.
«Pas maintenant naturellement, pensa-t-il, mais plus tard.» Levine sentait vivement en ce moment qu’il avait dans l’âme des régions troubles et obscures; en ce qui concernait la religion surtout, il était exactement dans le cas de Swiagesky et de quelques autres, dont les incohérences d’opinions le frappaient désagréablement.
La soirée que Levine passa auprès de sa fiancée chez Dolly fut très gaie; il se compara, en causant avec Stépane Arcadiévitch, à un chien qu’on dresserait à sauter au travers d’un cerceau, et qui, heureux d’avoir enfin compris sa leçon, voudrait, dans sa joie, sauter sur la table et la fenêtre en agitant la queue.
II
La princesse et Dolly observaient strictement les usages établis: aussi ne permirent-elles pas à Levine de voir sa fiancée le jour du mariage; il dîna à son hôtel avec trois célibataires réunis chez lui par le hasard: c’étaient Katavasof, un ancien camarade de l’Université, maintenant professeur de sciences naturelles, que Levine avait rencontré et emmené dîner; Tchirikof, son garçon d’honneur, juge de paix à Moscou, un compagnon de chasse à l’ours, et enfin Serge Ivanitch.
Le dîner fut très animé. Serge Ivanitch était de belle humeur, et l’originalité de Katavasof l’amusa beaucoup; celui-ci, se voyant goûté, fit des frais, et Tchirikof soutint gaiement la conversation.
«Ainsi, voilà notre ami Constantin Dmitrich, disait Katavasof avec son parler lent de professeur habitué à s’écouter, quel garçon de moyens, jadis!, je parle de lui au passé, car il n’existe plus. Il aimait la science en quittant l’Université, il prenait intérêt à l’humanité; maintenant il emploie une moitié de ses facultés à se faire illusion, et l’autre à donner à ses chimères une apparence de raison.
– Jamais je n’ai rencontré d’ennemi du mariage plus convaincu que vous, dit Serge Ivanitch.
– Non pas, je suis simplement partisan de la division du travail. Ceux qui ne sont propres à rien sont bons pour propager l’espèce. Les autres doivent contribuer au développement intellectuel, au bonheur de leurs semblables. Voilà mon opinion. Je sais qu’il y a une foule de gens disposé à confondre ces deux branches de travail; mais je ne suis pas du nombre.
– Que je serais donc heureux d’apprendre que vous êtes amoureux! s’écria Levine. Je vous en prie, invitez-moi à votre noce.
– Mais je suis déjà amoureux.
– Oui, des mollusques. Tu sais, dit Levine se tournant vers son frère, Michel Seminitch écrit un ouvrage sur la nutrition et…
– Je vous en prie, n’embrouillez pas les choses! Peu importe ce que j’écris, mais il est de fait que j’aime les mollusques.
– Cela ne vous empêcherait pas d’aimer une femme.
– Non, c’est ma femme qui s’opposerait à mon amour pour les mollusques.
– Pourquoi cela?
– Vous le verrez bien. Vous aimez en ce moment la chasse, l’agronomie; eh bien, attendez.
– J’ai rencontré Archip aujourd’hui, dit Tchirikof; il prétend qu’on trouve à Prudnov des quantités d’élans, même des ours.
– Vous les chasserez sans moi.
– Tu vois bien, dit Serge Ivanitch. Quant à la chasse à l’ours, tu peux bien lui dire adieu: ta femme ne te la permettra plus.»
Levine sourit. L’idée que sa femme lui défendrait la chasse lui parut si charmante qu’il aurait volontiers renoncé à jamais au plaisir de rencontrer un ours.
«L’usage de prendre congé de sa vie de garçon n’est pas vide de sens, dit Serge Ivanitch. Quelque heureux qu’on se sente, on regrette toujours sa liberté.
– Avouez que, semblable au fiancé de Gogol, on éprouve l’envie de sauter par la fenêtre.
– Certainement, mais il ne l’avouera pas, dit Katavasof avec un gros rire.
– La fenêtre est ouverte… partons pour Tver! On peut trouver l’ourse dans sa tanière. Vrai, nous pouvons encore prendre le train de cinq heures, dit en souriant Tchirikof.
– Eh bien, la main sur la conscience, répondit Levine, souriant aussi, je ne puis découvrir dans mon âme la moindre trace de regret de ma liberté perdue.
– Votre âme est un tel chaos que vous n’y reconnaissez rien pour le quart d’heure, dit Katavasof. Attendez qu’il y fasse plus clair, vous verrez alors. Vous êtes un sujet qui laisse peu d’espoir! Buvons donc à sa guérison.»
Après le dîner, les convives, devant changer d’habit avant la noce, se séparèrent.
Resté seul, Levine se demanda encore s’il regrettait réellement la liberté dont ses amis venaient de parler, et cette idée le fit sourire. «La liberté? pourquoi la liberté? Le bonheur pour moi consiste à aimer, à vivre de ses pensées, de ses désirs à elle, sans aucune liberté. Voilà le bonheur!»