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«Vous ne pouvez juger ma position plus sévèrement que je ne la juge moi-même; mais pourquoi me dites-vous cela?

– Pourquoi je vous le dis? continua-t-il avec colère: c’est afin que vous sachiez que, puisque vous ne tenez aucun compte de ma volonté, je vais prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à cette situation.

– Bientôt, bientôt, elle se terminera d’elle-même, dit Anna les yeux pleins de larmes à l’idée de cette mort qu’elle sentait prochaine, et maintenant si désirable.

– Plus tôt même que vous et votre amant ne l’aviez imaginé! Ah! vous cherchez la satisfaction des passions sensuelles…

– Alexis Alexandrovitch! C’est, peu généreux, peu convenable de frapper quelqu’un à terre!

– Oh! vous ne pensez jamais qu’à vous; les souffrances de celui qui a été votre mari vous intéressent peu; qu’importe que sa vie soit bouleversée, qu’il souffre…»

Dans son émotion, Alexis Alexandrovitch parlait si vite qu’il bredouillait, et ce bredouillement parut comique à Anna, qui se reprocha cependant aussitôt de pouvoir être sensible au ridicule dans un moment pareil. Pour la première fois, et pendant un instant, elle comprit la souffrance de son mari et le plaignit. Mais que pouvait-elle dire et faire, sinon se taire et baisser la tête? Lui aussi se tut, puis reprit d’une voix sévère, en soulignant des mots qui n’avaient aucune importance spéciale:

«Je suis venu vous dire…»

Elle jeta un regard sur lui, et, se rappelant son bredouillement, se dit: «Non, cet homme aux yeux mornes, si plein de lui-même, ne peut rien sentir, j’ai été le jouet de mon imagination.»

«Je ne puis changer, murmura-t-elle.

– Je suis venu vous prévenir que je partais pour Moscou, et que je ne rentrerai plus dans cette maison; vous apprendrez les résolutions auxquelles je me serai arrêté, par l’avocat qui se chargera des préliminaires du divorce. Mon fils ira chez une de mes parentes, ajouta-t-il, se rappelant avec effort ce qu’il voulait dire relativement à l’enfant.

– Vous prenez Serge pour me faire souffrir, balbutia-t-elle en levant les yeux sur lui; vous ne l’aimez pas, laissez-le-moi!

– C’est vrai, la répulsion que vous m’inspirez rejaillit sur mon fils: mais je le garderai néanmoins. Adieu.»

Il voulut sortir, elle le retint.

«Alexis Alexandrovitch, laissez-moi Serge, dit-elle encore: je ne vous demande que cela; laissez-le jusqu’à ma délivrance…»

Alexis Alexandrovitch rougit, repoussa le bras qui le retenait et partit sans répondre.

V

Le salon de réception de l’avocat célèbre chez lequel se rendit Alexis Alexandrovitch était plein de monde lorsqu’il y entra. Trois dames, l’une vieille, l’autre jeune et la troisième appartenant visiblement à la classe des marchands, y attendaient, ainsi qu’un banquier allemand portant au doigt une grosse bague, un marchand à longue barbe, et un tchinovnick revêtu de son uniforme, avec une décoration au cou; l’attente avait évidemment été longue pour tous.

Deux secrétaires écrivaient en faisant grincer leurs plumes; l’un d’eux tourna la tête d’un air mécontent vers le nouvel arrivé et, sans se lever, lui demanda en clignant des yeux:

«Que désirez-vous?

– Je voudrais parler à M. l’avocat.

– Il est occupé, – répondit sévèrement le secrétaire en désignant avec sa plume ceux qui attendaient déjà; et il se remit à écrire.

– Ne trouvera-t-il un pas moment pour me recevoir? demanda Alexis Alexandrovitch.

– M. l’avocat n’a pas un instant de liberté; il est toujours occupé, veuillez attendre.

– Ayez la bonté de lui passer ma carte», dit Alexis Alexandrovitch avec dignité, voyant que l’incognito était impossible à garder.

Le secrétaire prit la carte, l’examina d’un air mécontent, et sortit.

Alexis Alexandrovitch approuvait en principe la réforme judiciaire, mais critiquait certains détails, autant qu’il était capable de critiquer une institution sanctionnée, par le pouvoir suprême; en toutes choses il admettait l’erreur comme un mal inévitable, auquel on pouvait dans certains cas porter remède; mais la position importante faite aux avocats par cette réforme avait toujours été l’objet de sa désapprobation, et l’accueil qu’on lui faisait ne détruisait pas ses préventions.

«M. l’avocat va venir», dit en rentrant le secrétaire.

Effectivement, au bout de deux minutes, la porte s’ouvrit, et l’avocat parut, escortant un vieux jurisconsulte maigre.

L’avocat était un petit homme chauve, trapu, avec une barbe noire tirant sur le roux, un front bombé, et de gros sourcils clairs. Sa toilette, depuis sa cravate et sa chaîne de montre double, jusqu’au bout de ses bottines vernies, était celle d’un jeune premier. Sa figure était intelligente et vulgaire, sa mise prétentieuse et de mauvais goût.

«Veuillez entrer», dit-il en se tournant vers Alexis Alexandrovitch, et, le faisant passer devant lui, il ferma la porte.

Il avança un fauteuil près de son bureau chargé de papiers, pria Alexis Alexandrovitch de s’asseoir, et, frottant l’une contre l’autre ses mains courtes et velues, il s’installa devant le bureau dans une pose attentive. Mais, à peine assis, une mite vola au-dessus de la table, et le petit homme, avec une vivacité inattendue, la happa au vol; puis il reprit bien vite sa première attitude.

«Avant de commencer à vous expliquer mon affaire, dit Alexis Alexandrovitch suivant d’un œil étonné les mouvements de l’avocat, permettez-moi de vous faire observer que le sujet qui m’amène doit rester secret entre nous.»

Un imperceptible sourire effleura les lèvres de l’avocat.

«Si je n’étais pas capable de garder un secret, je ne serais pas avocat, dit-il; mais si vous désirez être assuré…

Alexis Alexandrovitch jeta un regard sur lui et crut remarquer que ses yeux gris pleins d’intelligence avaient tout deviné.

«Vous connaissez mon nom?

– Je sais combien vos services sont utiles à la Russie», répondit en s’inclinant l’avocat, après avoir attrapé une seconde mite.

Alexis Alexandrovitch soupira; il se décidait avec peine à parler; mais, lorsqu’il eut commencé, il continua sans hésitation, de sa voix claire et perçante, en insistant sur certains mots.

«J’ai le malheur, commença-t-il, d’être un mari trompé. Je voudrais rompre légalement par un divorce les liens qui m’unissent à ma femme, et surtout séparer mon fils de sa mère.»

Les yeux gris de l’avocat faisaient leur possible pour rester sérieux; mais Alexis Alexandrovitch ne put se dissimuler qu’ils étaient pleins d’une joie qui ne provenait pas uniquement de la perspective d’une bonne affaire: c’était de l’enthousiasme, du triomphe, quelque chose comme l’éclat qu’il avait remarqué dans les yeux de sa femme.

«Vous désirez mon aide pour obtenir le divorce?

– Précisément; mais je risque peut-être d’abuser de votre attention, car je ne suis préalablement venu que pour vous consulter; je tiens à rester dans de certaines bornes, et renoncerais au divorce s’il ne pouvait se concilier avec les formes que je veux garder.