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Levine obligea doucement sa femme à sortir.

«Je m’en vais, répéta encore le mourant.

– Pourquoi t’imagines-tu cela? demanda Levine pour dire quelque chose.

– Parce que je m’en vais, répéta Nicolas comme s’il eût pris ce mot en affection. C’est fini.»

Marie Nicolaevna s’approcha de lui.

«Couchez-vous, vous serez mieux, dit-elle.

– Bientôt je serai couché tranquillement, mort, murmura-t-il avec une espèce d’ironie irritée. Eh bien! couchez-moi si vous voulez.»

Levine remit son frère sur le dos, s’assit auprès de lui, et, respirant à peine, examina son visage. Le mourant avait les yeux fermés, mais les muscles de son front s’agitaient de temps en temps comme s’il eût profondément réfléchi. Malgré lui, Levine chercha à comprendre ce qui pouvait se passer dans l’esprit du moribond; ce visage sévère, et le jeu des muscles au-dessus des sourcils, semblaient indiquer que son frère entrevoyait des mystères qui restaient cachés pour les vivants.

«Oui, oui… murmura lentement le mourant en faisant de longues pauses; attendez, c’est cela! dit-il soudain, comme si tout s’était éclairai pour lui. Ô Seigneur!» Et il soupira profondément.

Marie Nicolaevna posa la main sur ses pieds. «Il se refroidit», dit-elle à voix basse.

Le malade resta longtemps immobile, mais il vivait et soupirait par instants; fatigué de la tension de sa pensée, Levine sentait qu’il n’était plus à l’unisson du mourant; il n’avait plus la force de penser à la mort; les idées les plus disparates lui venaient à l’esprit; il se demandait ce qu’il allait avoir à faire: lui fermer les yeux, l’habiller, commander le cercueil? Chose étrange: il se sentait froid et indifférent; le seul sentiment qu’il éprouvât était plutôt de l’envie, son frère avait désormais une certitude à laquelle lui, Levine, ne pouvait prétendre. Longtemps il resta près de lui, attendant la fin; elle ne venait pas. La porte s’entr’ouvrit et Kitty parut; il se leva pour l’arrêter, mais aussitôt le mourant s’agita.

«Ne t’en va pas», dit-il étendant la main. Levine prit cette main dans la sienne et fit un geste mécontent à sa femme pour la renvoyer.

Tenant toujours cette main mourante, Levine attendit une demi-heure, une heure, puis encore une heure. Il avait cessé de penser à la mort et songeait à Kitty; que faisait-elle? Qui pouvait bien demeurer dans la chambre voisine? Le docteur avait-il une maison à lui? Puis il eut faim et sommeil. Doucement il dégagea sa main pour toucher les pieds du mourant; ils étaient froids, mais Nicolas respirait toujours. Levine essaya de se lever sur la pointe des pieds; aussitôt le malade s’agita et répéta: «Ne t’en va pas».

Le jour parut, et la situation restait la même. Levine se leva doucement, dégagea sa main, et, sans regarder le malade, rentra dans sa chambre, se coucha et s’endormit: à son réveil, au lieu d’apprendre la mort de son frère, on lui dit qu’il avait repris connaissance, s’était assis dans son lit, avait demandé à manger, qu’il ne parlait plus de la mort, mais exprimait l’espoir de guérir, et témoignait encore plus d’irritation et de tristesse qu’à l’ordinaire. Personne ne parvint, ce jour-là, à le calmer; il accusait tout le monde de ses souffrances, réclamait un célèbre médecin de Moscou, et, à toutes les questions qu’on lui faisait sur son état, répondait qu’il souffrait d’une façon intolérable.

Cette irritation ne fit qu’augmenter; Kitty elle-même fut impuissante à l’adoucir, et Levine s’aperçut qu’elle souffrait physiquement et moralement, quoiqu’elle ne voulût pas en convenir. L’attendrissement causé par l’approche de la mort s’était mêlé à d’autres sentiments. Tous savaient la fin inévitable, voyaient le malade mort à moitié, et en étaient venus à souhaiter la fin aussi prompte que possible: ils n’en continuaient pas moins à donner des potions, à faire chercher le médecin et des remèdes; mais ils se mentaient à eux-mêmes, et cette dissimulation était plus douloureuse à Levine qu’aux autres parce qu’il aimait Nicolas plus tendrement, et que rien n’était plus contraire à sa nature que le manque de sincérité.

Levine, longtemps poursuivi du désir de réconcilier ses deux frères, avait écrit à Serge Ivanitch; celui-ci lui répondit, et Levine lut la lettre au malade: Serge ne pouvait venir, mais il demandait pardon à son frère en termes touchants.

Nicolas ne dit rien.

«Que dois-je lui écrire, demanda Levine. J’espère que tu ne lui en veux pas?

– Aucunement! répondit le malade d’un ton contrarié; écris-lui qu’il m’envoie le docteur.»

Trois jours cruels passèrent ainsi; le mourant restait dans le même état. Tous ceux qui l’approchaient n’avaient plus qu’un désir, sa fin; le malade seul ne l’exprimait pas, et continuait à se fâcher contre le médecin, à prendre ses remèdes, et à parler de rétablissement. Dans les rares moments où, absorbé par l’opium, il s’oubliait un instant, il confessait dans un demi-sommeil ce qui pesait à son âme comme à celle des autres: «Ah! si cela pouvait finir!»

Ces souffrances, toujours plus intenses, faisaient leur œuvre en le préparant à mourir; chaque mouvement était une douleur; pas un membre de ce pauvre corps qui ne causât une torture; les souvenirs même, les impressions, les pensées du passé, répugnaient au malade; la vue de ceux qui l’entouraient, leurs discours, tout lui faisait maclass="underline" chacun le sentait; on n’osait faire un mouvement librement, exprimer un vœu ou une pensée; la vie se concentrait pour tous dans le sentiment des souffrances du mourant, et dans le désir ardent de l’en voir délivré.

Il touchait à ce moment suprême où la mort devait lui paraître souhaitable comme un dernier bonheur; tout, jusqu’à la faim, la fatigue, la soif, ces sensations qui jadis, après avoir été souffrance ou privation, lui causaient une certaine jouissance, n’étaient plus que douleur; il ne pouvait aspirer qu’à être débarrassé du principe même de ses maux, de son corps torturé; sans trouver de paroles pour exprimer ce désir, il continuait, par habitude, à réclamer ce qui le satisfaisait autrefois. «Couchez-moi sur l’autre côté», demandait-il, et, aussitôt couché, il voulait revenir à sa position première. «Donnez-moi du bouillon. Remportez-le. Racontez quelque chose au lieu de vous taire»; et sitôt qu’on parlait, il reprenait une expression de fatigue, d’indifférence et de dégoût.

Kitty tomba malade une dizaine de jours après son arrivée, et le docteur déclara que c’était l’effet des émotions et de la fatigue; il prescrivit le calme et le repos. Elle se leva cependant après le dîner et se rendit, comme d’habitude, chez le malade avec son ouvrage. Nicolas la regarda sévèrement et sourit avec dédain quand elle lui dit avoir été souffrante. Toute la journée il ne cessa de se moucher et de gémir plaintivement.

«Comment vous sentez-vous? lui demanda-t-elle.

– Plus mal, répondit-il avec peine. Je souffre.

– Où souffrez-vous?

– Partout.

– Vous verrez que cela finira aujourd’hui,» dit Marie Nicolaevna à voix basse.

Levine la fit taire, croyant que son frère, dont l’ouïe était très sensible, pourrait l’entendre; il se tourna vers le mourant, qui avait entendu, mais sur lequel ces mots n’avaient produit aucune impression, car son regard restait grave et fixe.