Serge qui ne croyait pas à la mort de ceux qu’il aimait, n’admettait pas non plus qu’il dût mourir lui-même: cette pensée invraisemblable et incompréhensible de la mort lui avait cependant été confirmée par des personnes qui lui inspiraient confiance; la bonne elle-même avouait, un peu contre son gré, que tous les hommes mouraient. Mais alors pourquoi Énoch n’était-il pas mort? et pourquoi d’autres que lui ne mériteraient-ils pas de monter vivants au ciel comme lui? Les méchants, ceux que Serge n’aimait pas, pouvaient bien mourir, mais les bons pouvaient être dans le cas d’Énoch.
«Eh bien, ces patriarches?
– Énoch,… Énos.
– Tu les as déjà nommés. C’est mal, Serge, très maclass="underline" si tu ne cherches pas à t’instruire des choses essentielles à un chrétien, qu’est-ce donc qui t’occupera? dit le père se levant. Ton maître n’est pas plus satisfait que moi, je suis donc forcé de te punir.»
Serge travaillait mal en effet, et cependant ce n’était pas un enfant mal doué; il était au contraire fort supérieur à ceux que son maître lui citait en exemple: s’il ne voulait pas apprendre ce qu’on lui enseignait, c’est qu’il ne le pouvait pas, et cela, parce que son âme avait des besoins très différents de ceux que lui supposaient ses maîtres. À neuf ans, ce n’était qu’un enfant, mais il connaissait son âme et la défendait contre tous ceux qui voulaient y pénétrer sans la clef de l’amour. On lui reprochait de ne rien vouloir apprendre, et il brûlait cependant du désir de savoir, mais il s’instruisait auprès de Kapitonitch, de sa vieille bonne, de Nadinka, de Wassili Loukitch.
Serge fut donc puni; il n’obtint pas la permission d’aller chez Nadinka; mais cette punition tourna à son profit. Wassili Loukitch était de bonne humeur, et lui enseigna l’art de construire un petit moulin à vent. La soirée se passa à travailler et à méditer sur le moyen de se servir d’un moulin pour tournoyer dans les airs, en s’attachant aux ailes. Il oublia sa mère, mais la pensée de celle-ci lui revint dans son lit, et il pria à sa façon pour qu’elle cessât de se cacher et lui fit une visite le lendemain, anniversaire de sa naissance.
«Wassili Loukitch, savez-vous ce que j’ai demandé à Dieu par-dessus le marché?
– De mieux travailler?
– Non.
– De recevoir des joujoux?
– Non, vous ne devinerez pas. C’est un secret! Si cela arrive, je vous le dirai… Vous ne savez toujours pas?
– Non, vous me le direz, dit Wassili Loukitch en souriant, ce qui lui arrivait rarement. Allons, couchez-vous, j’éteins la bougie.
– Je vois bien mieux ce que j’ai demandé dans ma prière quand il n’y a plus de lumière. Tiens, j’ai presque dit mon secret!» fit Serge en riant gaiement.
Serge crut entendre sa mère et sentir sa présence quand il fut dans l’obscurité. Elle était debout près de lui, et le caressait de son regard plein de tendresse; puis il vit un moulin, un couteau, puis tout se confondit dans sa petite tête, et il s’endormit.
XXVIII
Wronsky et Anna étaient descendus dans un des principaux hôtels de Pétersbourg; Wronsky se logea au rez-de-chaussée, Anna prit au premier, avec l’enfant, la nourrice et sa femme de chambre, un grand appartement composé de quatre pièces.
Dès le premier jour de son retour, Wronsky alla voir son frère; il y rencontra sa mère, venue de Moscou pour ses affaires. Sa mère et sa belle-sœur le reçurent comme d’habitude, le questionnèrent sur son voyage, causèrent d’amis communs, mais ne firent aucune allusion à Anna. Son frère, en lui rendant visite le lendemain, fut le premier à parler d’elle. Alexis Wronsky saisit l’occasion pour lui expliquer qu’il considérait la liaison qui l’unissait à Mme Karénine comme un mariage: ayant le ferme espoir d’obtenir un divorce qui régulariserait leur situation, il désirait que leur mère et sa belle-sœur comprissent ses intentions.
«Le monde peut ne pas m’approuver, cela m’est indifférent, ajouta-t-il, mais si ma famille tient à rester en bons termes avec moi, il est nécessaire qu’elle entretienne des relations convenables avec ma femme.»
Le frère aîné, toujours fort respectueux des opinions de son cadet, laissa le monde résoudre cette question délicate, et se rendit sans protester chez Mme Karénine avec Alexis.
Malgré son expérience du monde, Wronsky tombait dans une étrange erreur: lui, qui mieux qu’un autre, devait comprendre que la société leur resterait fermée, il se figura, par un bizarre effet d’imagination, que l’opinion publique, revenue d’antiques préjugés, avait dû subir l’influence du progrès général. «Sans doute, il ne faut pas compter sur le monde officiel, pensait-il, mais nos parents, nos amis, comprendront les choses telles qu’elles sont.»
Une des premières femmes du monde qu’il rencontra fut sa cousine Betsy. «Enfin, s’écria-t-elle joyeusement! et Anna? Où êtes-vous descendus? J’imagine aisément le vilain effet que doit vous produire Pétersbourg après un voyage comme le vôtre. Et le divorce? est-ce arrangé?»
Cet enthousiasme tomba dès que Betsy apprit que le divorce n’était pas encore obtenu, et Wronsky s’en aperçut.
«Je sais bien qu’on me jettera la pierre, dit-elle, mais je viendrai voir Anna. Vous ne restez pas longtemps?»
Elle vint, en effet, le jour même, mais elle avait changé de ton; elle sembla insister sur son courage et la preuve de fidélité et d’amitié qu’elle donnait à Anna; après avoir causé des nouvelles du jour, elle se leva au bout de dix minutes, et dit en partant:
«Vous ne n’avez toujours pas dit à quand le divorce? Mettons que moi, je jette mon bonnet par-dessus les moulins, mais je vous préviens que d’autres n’en feront pas autant, et que vous trouverez des collets-montés qui vous battront froid… Et c’est si facile maintenant! Ça se fait. Ainsi vous partez vendredi? Je regrette que nous ne puissions nous voir d’ici là.»
Le ton de Betsy aurait pu édifier Wronsky sur l’accueil qui leur était réservé; il voulut cependant faire encore une tentative dans sa famille. Il pensait bien que sa mère, si ravie d’Anna à leur première rencontre, serait inexorable pour celle qui venait de briser la carrière de son fils, mais Wronsky fondait les plus grandes espérances sur Waria, sa belle-sœur: celle-ci ne jetterait certes pas la pierre à Anna, et viendrait simplement et tout naturellement la voir.
Dès le lendemain, l’ayant trouvée seule, il s’ouvrit à elle.
«Tu sais, Alexis, combien je t’aime, répondit Waria après l’avoir écouté, et combien je te suis dévouée, mais si je me tiens à l’écart, c’est que je ne puis être d’aucune utilité à Anna Arcadievna (elle appuya sur les deux noms). Ne crois pas que je me permette de la juger, j’aurais peut-être agi comme elle à sa place; je ne veux entrer dans aucun détail, ajouta-t-elle timidement en voyant s’assombrir le visage de son beau-frère, mais il faut bien appeler les choses par leur nom. Tu voudrais que j’allasse la voir pour la recevoir ensuite chez moi, afin de la réhabiliter dans la société? Mais je ne puis le faire. Mes filles grandissent, je suis forcée, à cause de mon mari, de vivre dans le monde. Suppose que j’aille chez Anna Arcadievna, je ne puis l’inviter chez moi, de crainte qu’elle ne rencontre dans mon salon des personnes autrement disposées que moi. N’est ce pas de toute façon la blesser?… Je ne puis la relever…