Выбрать главу

«Mon petit Serge», murmura-t-elle approchant du lit sans être entendue.

Depuis qu’ils étaient séparés, et dans ses effusions de tendresse pour l’absent, Anna revoyait toujours son fils à quatre ans, à l’âge où il avait été le plus gentil. Maintenant il ne ressemblait même plus à celui qu’elle avait quitté: il était devenu grand et maigre. Comme son visage lui parut allongé avec ses cheveux courts! et ses grands bras! Il avait bien changé, mais c’était toujours lui, la forme de sa tête, ses lèvres, son petit cou et ses épaules larges.

«Mon petit Serge!» répéta-t-elle à l’oreille de l’enfant.

Il se souleva sur son coude, tourna sa tête ébouriffée et, cherchant à comprendre, ouvrit les yeux. Pendant quelques secondes il regarda d’un œil interrogateur sa mère immobile près de lui, sourit de bonheur et, les yeux encore à demi fermés par le sommeil, se jeta, non plus sur son oreiller, mais dans ses bras.

«Serge! mon cher petit garçon!» balbutia-t-elle, étouffée par les larmes, serrant ce corps mignon dans ses deux bras.

«Maman!» murmura-t-il, remuant entre les mains de sa mère, comme pour mieux en sentir la pression.

Il saisit le dossier du lit d’une main, l’épaule de sa mère de l’autre et tomba sur elle. Son visage se frottait contre le cou et la poitrine d’Anna, qu’enivrait ce chaud parfum de l’enfant à demi endormi.

«Je savais bien, fit-il entr’ouvrant les yeux, c’est mon jour de naissance: je savais bien que tu viendrais. Je vais tout de suite me lever.»

Et, tout en parlant, il s’assoupit.

Anna le dévorait des yeux; elle remarquait les changements survenus en son absence, reconnaissait malaisément ces jambes, devenues si longues, ces joues amaigries, ces cheveux qui formaient de petites boucles sur la nuque, là où elle l’avait si souvent embrassé. Elle serrait tout cela contre son cœur, et les larmes l’empêchaient de parler.

«Pourquoi pleures-tu, maman? demanda-t-il tout à fait réveillé… Pourquoi pleures-tu? répéta-t-il, prêt à pleurer lui-même.

– Moi? Je ne pleurerai plus… c’est de joie. Il y a si longtemps que je ne t’ai vu! C’est fini, fini, dit-elle renfonçant ses larmes et se détournant. Maintenant tu vas t’habiller, – fit-elle après s’être un peu calmée, et, sans quitter la main de Serge, elle s’assit près du lit, sur une chaise où étaient préparés les vêtements de l’enfant… Comment t’habilles-tu sans moi? Comment…? – elle voulait parler simplement et gaiement, mais n’y parvenait pas, et se détourna encore.

– Je ne me lave plus à l’eau froide, papa l’a défendu: tu n’as pas vu Wassili Loukitch? Il va venir. Tiens, tu es assise sur mes affaires!»

Et Serge pouffa de rire. Elle le regarda et sourit.

«Maman, ma chérie! s’écria-t-il se jetant de nouveau dans ses bras comme s’il eût mieux compris ce qui lui arrivait, en la voyant sourire.

«Ôte cela,» dit-il, lui enlevant son chapeau. Et, la voyant tête nue, il se reprit à l’embrasser.

«Qu’as-tu pensé de moi? As-tu cru que j’étais morte?

– Jamais je ne l’ai cru.

– Tu ne l’as pas cru, mon chéri?

– Je savais, je savais bien!» dit-il en répétant sa phrase favorite, et, saisissant la main qui caressait sa chevelure, il en appuya la paume sur sa petite bouche et se mit à la baiser.

XXX

Wassili Loukitch, pendant ce temps, était fort embarrassé; il venait d’apprendre que la dame dont la visite lui avait paru extraordinaire était la mère de Serge, cette femme qui avait abandonné son mari et qu’il ne connaissait pas, puisqu’il n’était entré dans la maison qu’après son départ. Devait-il prévenir Alexis Alexandrovitch? Réflexion faite, il résolut de remplir strictement son devoir en allant lever Serge à l’heure habituelle, sans s’inquiéter de la présence d’une personne tierce, fût-elle la mère. Mais la vue des caresses de la mère et de l’enfant, le son de leurs voix et de leurs paroles, lui firent changer d’avis. Il hocha la tête, soupira et referma doucement la porte. «J’attendrai encore dix minutes», se dit-il, toussant légèrement en s’essuyant les yeux.

Une vive émotion régnait parmi les domestiques; ils savaient tous que Kapitonitch avait laissé entrer leur maîtresse, et qu’elle se trouvait dans la chambre de l’enfant; ils savaient aussi que leur maître entrait d’habitude chaque matin chez Serge à neuf heures; chacun d’eux sentait que les époux ne devaient pas se rencontrer, qu’il fallait les en empêcher.

Korneï, le valet de chambre, descendit chez le suisse pour demander pourquoi on avait introduit Anna, et, apprenant que Kapitonitch lui-même l’avait escortée jusqu’en haut, il lui adressa une verte réprimande. Le suisse garda un silence obstiné, mais, lorsque le valet de chambre déclara qu’il méritait d’être chassé, le vieillard sauta en l’air, et, s’approchant de Korneï avec un geste énergique:

«Oui-da, tu ne l’aurais pas laissée entrer, toi! dit-il. Après avoir servi dix ans et n’avoir entendu que de bonnes paroles, tu lui aurais dit maintenant: ayez la bonté de sortir! Tu comprends la politique, toi, en fine mouche. Ce que tu n’oublieras pas, par exemple, c’est de voler monsieur et de traîner ses pelisses!

– Soldat! répondit Korneï avec mépris, et il se tourna vers la bonne, qui entrait en ce moment. Soyez juge, Marie Efimovna: il a laissé entrer Madame, sans rien dire à personne, et tout à l’heure Alexis Alexandrovitch, quand il sera levé, ira dans la chambre des enfants.

– Quelle affaire, quelle affaire! dit la bonne. Mais Korneï Wassilitch, trouvez donc un moyen de retenir Monsieur pendant que je courrai la prévenir et la faire sortir. Quelle affaire!»

Quand la bonne entra chez l’enfant, Serge racontait à sa mère comment Nadinka et lui étaient tombés en glissant d’une montagne de glace, et avaient fait trois culbutes. Anna écoutait le son de la voix, regardait le visage, le jeu de la physionomie de son fils, palpait ses petits bras, mais ne comprenait rien de ce qu’il disait. Il faudrait le quitter, s’en aller, elle ne comprenait, ne sentait que cela. Elle avait entendu les pas de Wassili Loukitch et sa petite toux discrète, et maintenant elle entendait approcher la bonne, mais, incapable de bouger et de parler, elle restait immobile comme une statue.

«Madame, ma colombe! murmura la vieille femme s’approchant d’Anna et lui baisant les épaules et les mains. Voilà une joie envoyée de Dieu à celui que nous fêtons aujourd’hui! Vous n’êtes pas changée du tout.

– Ah! Niania, ma chère, je ne vous savais pas dans la maison, dit Anna, revenant à elle pour un moment.

– Je ne demeure plus ici, je vis chez ma fille, mais je suis venue ce matin féliciter Serge, Anna Arcadievna, ma colombe!»

La vieille femme se prit à pleurer et à baiser de nouveau la main de son ancienne maîtresse.

Serge, les yeux brillants de joie, tenait d’une main sa mère et de l’autre sa bonne, en trépignant de ses petits pieds nus sur le tapis. La tendresse de sa chère bonne pour sa mère le ravissait.

«Maman, elle vient souvent me voir, et quand elle vient…» Mais il s’arrêta en voyant la bonne chuchoter quelque chose à sa mère, et le visage de celle-ci exprimer la frayeur et comme de la honte.

Anna s’approcha de son fils.

«Mon chéri!» lui dit-elle.

Jamais elle ne put prononcer le mot adieu, mais, à l’expression de son visage, l’enfant comprit.