– Parfaitement, répondit Stépane Arcadiévitch. Et toi, Kitty?
– Moi? qu’irais-je faire chez elle? dit Kitty, que cette question fit rougir de contrariété.
– Vous connaissez Anna Arcadievna? demanda Weslowsky, c’est une femme bien séduisante.
– Oui, répondit Kitty rougissant toujours plus; et, jetant un coup d’œil à son mari, elle se leva pour aller le rejoindre. «Ainsi tu vas demain à la chasse?» lui demanda-t-elle.
La jalousie de Levine, en voyant Kitty rougir, ne connut plus de bornes, et sa question lui sembla une preuve d’intérêt pour ce jeune homme dont elle était évidemment éprise, et qu’elle désirait occuper agréablement.
«Certainement, répondit-il d’une voix contrainte qui lui fit horreur à lui-même.
– Passez plutôt la journée de demain avec nous; Dolly n’a guère profité de la visite de son mari.»
Levine traduisit ainsi ces mots: «Ne me sépare pas de lui, tu peux t’en aller, mais laisse-moi jouir de la présence enchanteresse de cet aimable étranger.» Vassinka, sans soupçonner l’effet produit par sa présence, s’était levé de table pour rejoindre Kitty, avec un sourire caressant.
«Comment ose-t-il se permettre de la regarder ainsi!» pensa Levine, pâle de colère.
«À demain la chasse, n’est-ce pas?» demanda innocemment Vassinka, et il s’assit encore de travers sur une chaise, en repliant, selon son habitude, une de ses jambes sous lui.
Emporté par la jalousie, Levine se voyait déjà dans la situation d’un mari trompé, qu’une femme et son amant cherchent à exploiter dans l’intérêt de leurs plaisirs. Néanmoins il causa avec Weslowsky, le questionna sur son attirail de chasse, et lui promit d’un air affable d’organiser leur départ pour le lendemain. La vieille princesse vint mettre un terme aux tortures de son gendre en conseillant à Kitty d’aller se coucher; mais, pour achever d’exaspérer Levine, Vassinka, souhaitant le bonsoir à la maîtresse de la maison, tenta de lui baiser la main.
«Ce n’est pas reçu chez nous», dit brusquement Kitty en retirant sa main.
Comment avait-elle donné le droit à ce jeune homme de se permettre de pareilles familiarités? et comment pouvait-elle aussi maladroitement lui témoigner sa désapprobation?
Oblonsky, mis en gaieté par quelques verres de bon vin, se sentait d’humeur poétique.
«Pourquoi vas-tu te coucher par ce temps splendide, Kitty? vois la lune qui se lève, c’est l’heure des sérénades. Vassinka a une voix charmante, et a apporté deux nouvelles romances qu’il pourrait nous chanter avec Barbe Andrevna.»
Longtemps après que chacun se fut retiré, Levine, enfoncé dans un fauteuil et gardant un silence obstiné, entendait encore ses hôtes chanter les nouvelles romances dans les allées du jardin. Kitty, l’ayant vainement interrogé sur la cause de sa mauvaise humeur, finit par lui demander en souriant si c’était Weslowsky qui en était la cause. Cette question le fit s’expliquer. Debout devant sa femme, les yeux brillants sous ses sourcils froncés, les mains serrées contre sa poitrine comme s’il eût voulu comprimer sa colère, la voix tremblante, il lui dit, d’un air qui eut été dur si sa physionomie n’avait exprimé une aussi vive souffrance: «Ne me crois pas jaloux, ce mot me révolte: pourrais-je tout à la fois croire en toi et être jaloux? mais je suis blessé, humilié qu’on ose te regarder ainsi!
– Comment m’a-t-il donc regardée, – demanda Kitty, cherchant de bonne foi à se rappeler les moindres incidents de la soirée. Elle avait trouvé l’attitude de Vassinka, au souper, un peu familière, mais n’osa pas l’avouer. – Une femme dans mon état peut-elle être attrayante?
– Tais-toi, s’écria Levine se prenant la tête à deux mains: tu pourrais donc, si tu te sentais séduisante…
– Mais non, Kostia, dit-elle, affligée de le voir ainsi souffrir, tu sais bien que personne n’existe pour moi en dehors de toi. Veux-tu que je m’enferme loin de tout le monde?»
Après avoir été froissée de cette jalousie qui lui gâtait jusqu’aux distractions les plus innocentes, elle était prête à renoncer à tout pour le calmer.
«Tâche de comprendre le ridicule de ma situation: ce garçon est mon hôte, et en dehors de cette sotte galanterie et de l’habitude de s’asseoir sur sa jambe, je n’ai rien d’inconvenant à lui reprocher; il se croit certainement le ton le plus exquis. Je suis donc forcé de me montrer aimable, et…
– Mais, Kostia, tu t’exagères les choses, interrompit Kitty, fière au fond du cœur de se sentir aussi passionnément aimée.
– Et lorsque tu es pour moi l’objet d’un culte, que nous sommes si heureux, ce misérable aurait le droit… Au reste, ce n’est peut-être pas un misérable; mais pourquoi notre bonheur serait-il à sa merci?
– Écoute, Kostia, je crois que je sais ce qui t’a contrarié.
– Quoi? demanda Levine troublé.
– Tu nous as observés pendant le souper, – et elle lui raconta l’entretien mystérieux qui lui avait paru suspect.
– Kitty, s’écria-t-il en voyant le visage pâle et ému de sa femme, je te fatigue, je t’épuise. Je suis un fou. Comment ai-je pu me torturer l’esprit d’une pareille niaiserie!
– Tu me fais peine!
– Peine? moi? je suis absurde, et pour me punir je vais accabler ce garçon des amabilités les plus irrésistibles, dit Levine, baisant les mains de sa femme. Tu vas voir!»
VIII
Deux équipages de chasse attendaient à la porte le lendemain matin, avant que les dames fussent levées. Laska, près du cocher, tout émue et comprenant les projets de son maître, désapprouvait le retard des chasseurs. Le premier qui parut fut Vassinka Weslowsky, en blouse verte, serrée à la taille par une ceinture de cuir odorant, chaussé de bottes neuves, coiffé de son béret à rubans, un fusil anglais à la main.
Laska sauta vers lui pour le saluer et lui demander à sa façon si les autres allaient venir; mais, se voyant incomprise, elle retourna à son poste et attendit, la tête penchée et l’oreille aux aguets. Enfin la porte s’ouvrit avec fracas pour laisser passer Crac, le «pointer» de Stépane Arcadiévitch, bondissant au-devant de celui-ci.
«Tout beau, tout beau», cria Oblonsky gaiement, cherchant à éviter les pattes du chien qui, dans sa joie, s’accrochait à la gibecière.
Il était grossièrement chaussé, portait un pantalon usé, un paletot court et un chapeau défoncé; en revanche son fusil était du plus récent modèle, et son carnier ainsi que sa cartouchière défiaient toute critique. Vassinka comprit que le dernier mot de l’élégance, pour un chasseur, était de tout subordonner à l’attirail même de la chasse; il se promit d’en faire, son profit une autre fois, et jeta un regard d’admiration sur Stépane Arcadiévitch.
«Notre hôte est en retard, fit-il remarquer.
«Il a une jeune femme, dit en souriant Oblonsky.
– Et quelle charmante femme!
– Il sera rentré chez elle, car je l’ai vu prêt à partir.»
Stépane Arcadiévitch avait deviné juste. Levine était retourné vers Kitty pour lui faire répéter qu’elle lui pardonnait son absurdité de la veille, et pour lui demander d’être prudente. Kitty fut obligée de jurer qu’elle ne lui en voulait pas de s’absenter pendant deux jours, et de promettre un bulletin de santé pour le lendemain. Ce départ ne plaisait guère à la jeune femme, mais elle s’y résigna gaiement en voyant l’entrain et l’animation de son mari.