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«Mille excuses, messieurs! cria Levine accourant vers ses compagnons. A-t-on emballé le déjeuner? Va-t-en, Laska, à ta place!»

À peine montait-il en voiture qu’il fut arrêté par le vacher, qui le guettait au passage pour le consulter au sujet des génisses, puis par le charpentier, dont il dut rectifier les idées erronées sur la façon de construire un escalier. Enfin on partit, et Levine, heureux de se sentir débarrassé de ses soucis domestiques, éprouva une joie si vive qu’il aurait voulu se taire et ne songer qu’aux émotions qui l’attendaient. Trouverait-on du gibier? Laska tiendrait-elle tête à Crac? Lui-même ne se déconsidérerait-il pas comme chasseur, devant cet étranger? Oblonsky avait des préoccupations analogues; seul Weslowsky ne tarissait pas, et Levine, en l’écoutant bavarder, se reprocha ses injustices de la veille. C’était vraiment un bon garçon, auquel on ne pouvait guère reprocher que de considérer ses ongles soignés et sa tenue élégante comme autant de preuves de son incontestable supériorité. Du reste, simple, gai, bien élevé, prononçant admirablement le français et l’anglais: Levine l’eût autrefois pris en amitié.

À peine eurent-ils fait trois verstes, que Vassia s’aperçut de l’absence de son portefeuille et de ses cigares; le portefeuille contenant une somme assez ronde, il voulut s’assurer qu’il l’avait oublié à la maison.

«Laissez-moi monter votre cheval de volée (c’était un cheval cosaque sur lequel il galopait en imagination au travers des steppes), et je serai vite de retour.

– Inutile de vous déranger, mon cocher fera facilement la course,» répondit Levine, calculant que le poids de Vassinka représentait six pouds.

Le cocher fut dépêché en quête du portefeuille, et Levine prit les rênes.

IX

«Explique-nous ton plan, demanda Stépane Arcadiévitch.

– Le voici: nous nous rendons directement aux marais de Gvosdef, à vingt verstes d’ici, on nous trouverons certainement du gibier. En y arrivant vers le soir, nous pourrons profiter de la fraîcheur pour chasser; nous coucherons chez un paysan, et demain nous entreprendrons le grand marais.

– N’y a-t-il rien sur la route?

– Si fait, il y a deux bons endroits, mais cela nous retarderait, et il fait trop chaud.»

Levine comptait réserver pour son usage particulier ces chasses voisines de la maison; mais rien n’échappait à l’œil exercé d’Oblonsky, et, en passant devant un petit marais, il s’écria:

«Arrêtons-nous ici.

– Oh oui, arrêtons-nous, Levine», supplia Vassia.

Il fallut se résigner. Les chiens s’élancèrent aussitôt, et Levine resta à garder les chevaux. Une poule d’eau et un vanneau que tua Weslowsky furent tout ce qu’on trouva, et Levine se sentit un peu consolé.

Comme les chasseurs remontaient en voiture, Vassinka tenant gauchement son fusil et son vanneau d’une main, un coup retentit et les chevaux se cabrèrent; c’était la charge du fusil de Weslowsky, qui heureusement ne blessa personne et s’enfonça dans le sol. Ses compagnons n’eurent pas le courage de le gronder, tant il se montra désespéré; mais ce désespoir fit bientôt place à une gaieté folle à l’idée de leur panique et de la bosse que s’était faite Levine en se heurtant à son fusil. Malgré les remontrances de leur hôte, on descendit encore au second marais. Cette fois, Vassinka, après avoir tué une bécasse, prit Levine en pitié et offrit de le remplacer près des voitures. Levine ne résista pas, et Laska, qui gémissait sur l’injustice du sort, s’élança d’un bond vers les endroits giboyeux, avec une gravité que d’insignifiants oiseaux de marais ne parvinrent pas à ébranler. Elle fit quelques tours en cherchant une piste, puis s’arrêta soudain, et Levine, le cœur battant, la suivit en marchant prudemment.

«Pile!» cria-t-il.

Une bécasse s’éleva; il la visait déjà, lorsque le bruit de pas avançant lourdement dans l’eau, et les cris de Weslowsky le firent retourner. Le coup était manqué! À sa grande stupéfaction, Levine aperçut alors les voitures et les chevaux à moitié enfoncés dans la vase; Vassinka leur avait fait quitter la grande route pour le marais, afin de mieux assister à la chasse.

«Que le diable l’emporte! murmura Levine.

– Pourquoi avancer jusque là?» demanda-t-il sèchement au jeune homme, après avoir hélé le cocher pour l’aider à dégager les chevaux.

Non seulement on lui gâtait sa chasse et l’on risquait d’abîmer les chevaux, mais ses compagnons le laissèrent dételer et ramener les pauvres bêtes en lieu sec, sans lui offrir de l’aider; il est vrai que ni Stépane Arcadiévitch ni Weslowsky n’avaient la moindre notion de l’art d’atteler. En revanche, le coupable fit de son mieux pour dégager le char à bancs, et dans son zèle lui enleva une aile. Cette bonne volonté toucha Levine, qui se reprocha sa mauvaise humeur, et pour la dissimuler il donna l’ordre de déballer le déjeuner.

«Bon appétit, bonne conscience. Ce poulet va tomber jusqu’au fond de mes bottes, dit Vassia rasséréné en dévorant son second poulet. Nos malheurs sont finis, messieurs; tout nous réussira désormais, mais en punition de mes méfaits je demande à monter sur le siège et à vous servir d’automédon.»

Malgré les protestations de Levine, qui craignait pour ses chevaux, il dut le laisser faire, et la gaieté contagieuse de Weslowsky chantant des romances, et imitant un Anglais conduisant un «four-in-hand», finit par le gagner.

Ils atteignirent Gvosdef riant et plaisantant.

X

En approchant du but de leur expédition, Levine et Oblonsky eurent la même pensée, celle de se débarrasser de leur incommode compagnon.

«Le beau marais, s’écria Stépane Arcadiévitch, lorsque après une course folle ils arrivèrent encore en pleine chaleur du jour: remarquez-vous les oiseaux de proie? c’est toujours un indice de gibier.

– Le marais commence à cet îlot, messieurs, expliqua Levine tout en examinant son fusil; et il leur indiqua un point plus foncé qui tranchait sur l’immense plaine humide, fauchée par endroits. – Nous nous séparerons en deux camps si vous voulez bien, en nous dirigeant vers ce bouquet d’arbres; puis de là nous gagnerons le moulin. Il m’est arrivé de tuer ici jusqu’à dix-sept bécasses.

– Eh bien, prenez la droite, dit Stépane Arcadiévitch d’un air indifférent, il y a plus d’espace pour deux; moi, je prendrai la gauche.

– C’est ça, repartit Vassia, vous verrez que nous serons les plus forts.»

Force fut à Levine d’accepter cet arrangement, mais, après l’aventure du coup de fusil, il se méfiait de son compagnon de chasse, et lui recommanda de ne pas rester en arrière.

«Ne vous occupez pas de moi, je ne veux pas vous gêner», dit celui-ci.

Les chiens partirent, se rapprochant, puis s’éloignant, et cherchant la piste chacun de son côté; Levine connaissait les allures de Laska, et croyait déjà entendre le cri de la bécasse.

«Pif, paf!»

C’était Vassinka tirant sur des canards; une demi-douzaine de bécasses s’élevèrent les unes après les autres, et Oblonsky, profitant du moment, en abattit deux; Levine fut moins heureux. Stépane Arcadiévitch releva son gibier d’un air satisfait, et s’éloigna par la gauche en sifflant son chien, tandis que Levine rechargeait son fusil, laissant Weslowsky tirer à tort et à travers. Lorsque Levine manquait son premier coup, il perdait facilement son sang-froid et compromettait sa chasse; c’est ce qui lui arriva ce jour-là. Les bécasses étaient si nombreuses que rien n’eût été plus facile que de réparer une première maladresse, mais plus il allait, moins il était calme. Laska regardait les chasseurs d’un air de doute et de reproche, et cherchait mollement. Dans le lointain, chacun des coups de fusil d’Oblonsky semblait porter, et sa voix criant: «Crac, apporte», arrivait jusqu’à eux, tandis que le carnier de Levine, quand ils atteignirent une prairie appartenant à des paysans, et située au milieu des marais, ne contenait que trois petites pièces, dont l’une revenait à Vassia.