«Hé, les chasseurs! cria un paysan assis près d’une télègue dételée, et levant au-dessus de sa tête une bouteille d’eau-de-vie qui brilla au soleil. Venez boire un coup avec nous!
– Que disent-ils? demanda Weslowsky.
– Ils nous offrent de boire avec eux; ils se seront partagé les prairies. J’accepterais bien, – ajouta Levine, non sans arrière-pensée, espérant tenter Vassia.
– Mais pourquoi veulent-ils nous régaler?
– En signe de réjouissance probablement; allez-y, cela vous amusera.
– Allons, c’est curieux.
– Vous trouverez ensuite votre chemin jusqu’au moulin, – cria Levine, enchanté de voir Vassinka s’éloigner, courbé en deux, butant de ses pieds fatigués contre les mottes de terre, et tenant languissamment son fusil de son bras alourdi.
– Viens aussi toi», cria le paysan à Levine.
Un verre d’eau-de-vie n’eut pas été de trop, car Levine se sentait las et relevait avec peine ses pieds du sol marécageux, mais il aperçut Laska en arrêt, et oublia sa fatigue pour la rejoindre. La présence de Vassinka lui avait porté malheur, croyait-il, mais, celui-ci parti, la chasse ne fut pas plus heureuse, et cependant le gibier ne manquait pas. Quand il atteignit le point où Oblonsky devait le rejoindre, il avait cinq misérables oiseaux dans sa gibecière.
Crac précédait son maître d’un air triomphant; derrière le chien apparut Stépane Arcadiévitch, couvert de sueur, traînant la jambe, mais son carnier débordant de gibier.
«Quel marais! s’écria-t-il. Weslowsky a dû te gêner. Rien n’est plus incommode que de chasser à deux avec un chien», ajouta-t-il pour adoucir l’effet de son triomphe.
XI
Levine et Oblonsky trouvèrent Weslowsky déjà installé dans l’izba où ils devaient souper. Assis sur un banc, auquel il se cramponnait des deux mains, il faisait tirer ses bottes couvertes de vase, par un soldat, frère de leur hôtesse.
«Je viens d’arriver, dit-il, riant de son rire communicatif; ces paysans ont été charmants. Figurez-vous qu’après m’avoir fait boire et manger ils n’ont rien voulu accepter. Et quel pain! quelle eau-de-vie!
– Pourquoi vous auraient-ils fait payer? remarqua le soldat, ils ne vendent pas leur eau-de-vie.»
Les chasseurs ne se laissèrent par rebuter par la saleté de l’izba, que leurs bottes et les pattes de leurs chiens avaient souillée d’une boue noirâtre, et soupèrent avec un appétit qu’on ne connaît qu’à la chasse; puis, après s’être nettoyés, ils allèrent se coucher dans une grange à foin où le cocher leur avait préparé des lits.
La nuit tombait, mais l’envie de dormir ne leur venait pas, et l’enthousiasme de Vassinka pour l’hospitalité des paysans, la bonne odeur du foin, et l’intelligence des chiens couchés à leurs pieds, les tint éveillés.
Oblonsky leur raconta une chasse à laquelle il avait assisté l’année précédente chez Malthus, un entrepreneur de chemins de fer, riche à millions.
Il décrivit les immenses marais gardés du gouvernement de Tver, les dog-cars, les tentes dressées pour le déjeuner.
«Comment ces gens-là ne te sont-ils pas odieux? dit Levine se soulevant sur son lit de foin; leur luxe est révoltant, ils s’enrichissent à la façon des fermiers d’eau-de-vie d’autrefois, et se moquent du mépris public, sachant que leur argent mal acquis les réhabilitera.
– C’est bien vrai! s’écria Weslowsky. Oblonsky accepte leurs invitations par bonhomie, mais cet exemple est imité.
– Vous vous trompez, reprit Oblonsky; si je vais chez eux, c’est que je les considère comme de riches marchands ou de riches propriétaires, qui doivent la richesse à leur travail et à leur intelligence.
– Qu’appelles-tu travail? Est-ce de se faire donner une concession et de la rétrocéder?
– Certainement, en ce sens que si personne ne prenait cette peine, nous n’aurions pas de chemins de fer.
– Peux-tu assimiler ce travail à celui d’un homme qui laboure, et d’un savant qui étudie?
– Non, mais il n’en a pas moins un résultat, – des chemins de fer. Il est vrai que tu ne les approuves pas.
– Ceci est une autre question, mais je maintiens que lorsque la rémunération est en disproportion avec le travail, elle est malhonnête. – Ces fortunes sont scandaleuses. Le roi est mort, vive le roi; nous n’avons plus de fermes, mais les chemins de fer et les banques y suppléent.
– Tout cela peut être vrai, mais qui peut tracer la limite exacte du juste et de l’injuste? Pourquoi, par exemple, mes appointements sont-ils plus forts que ceux de mon chef de bureau, qui connaît les affaires mieux que moi?
– Je ne sais pas.
– Pourquoi gagnes-tu, disons cinq mille roubles, là où, avec plus de travail, notre hôte, le paysan, en gagne cinquante? Et pourquoi Malthus ne gagnerait-il pas plus que ses piqueurs? Au fond, je ne puis m’empêcher de croire que la haine qu’inspirent ces millionnaires tient simplement à de l’envie.
– Vous allez trop loin, interrompit Weslowsky; on ne leur envie pas leurs richesses, mais on ne peut se dissimuler qu’elles ont un côté ténébreux.
– Tu as raison, reprit Levine, en taxant d’injustes mes cinq mille roubles de bénéfice: j’en souffre.
– Mais pas au point de donner ta terre au paysan, dit Oblonsky qui, depuis quelque temps, lançait volontiers des pointes à son beau-frère, avec lequel, depuis qu’ils faisaient partie de la même famille, ses relations prenaient une nuance d’hostilité.
– Je ne la donne pas parce que je ne saurais comment m’y prendre pour me déposséder, et qu’ayant une famille j’ai des devoirs envers elle, et ne me reconnais pas le droit de me dépouiller.
– Si tu considères cette inégalité comme une injustice, il est de ton devoir de la faire cesser.
– Je tâche d’y parvenir en ne faisant rien pour l’accroître.
– Quel paradoxe!
– Oui, cela sent le sophisme, ajouta Weslowsky. Hé, camarade, cria-t-il à un paysan qui entr’ouvrait la porte en la faisant crier sur ses gonds: vous ne dormez donc pas encore, vous autres?
– Oh non, mais je vous croyais endormis; puis-je entrer prendre un crochet dont j’ai besoin? dit-il en montrant les chiens et se glissant dans la grange.
– Où dormirez-vous?
– Nous gardons nos chevaux au pâturage.
– La belle nuit! s’écria Vassinka, apercevant dans l’encadrement formé par la porte la maison et les voitures dételées, éclairées par la lune. D’où viennent ces voix de femmes?»