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– Quoi d’étonnant? Notre peuple est si peu développé, moralement et matériellement, qu’il doit s’opposer à tout progrès. Si les choses marchent en Europe, c’est grâce à la civilisation qui y règne: par conséquent l’essentiel pour nous est de civiliser nos paysans.

– Comment?

– En fondant des écoles, des écoles et encore des écoles.

– Mais vous convenez vous-même que le peuple manque de tout développement matérieclass="underline" en quoi les écoles y obvieront-elles?

– Vous me rappelez une anecdote sur des conseils donnés à un malade: Vous feriez bien de vous purger. – J’ai essayé, cela m’a fait mal. – Mettez des sangsues. – J’ai essayé, cela m’a fait mal. – Alors priez Dieu. – J’ai essayé, cela m’a fait mal. – Vous repoussez de même tous les remèdes.

– C’est que je ne vois pas du tout le bien que peuvent faire les écoles!

– Elles créeront de nouveaux besoins.

– Tant pis si le peuple n’est pas en état de les satisfaire. Et en quoi sa situation matérielle s’améliorera-t-elle parce qu’il saura l’addition, la soustraction et le catéchisme? Avant-hier soir je rencontrai une paysanne portant son enfant à la mamelle; je lui demandai d’où elle venait: «De chez la sage-femme; l’enfant crie, je le lui ai mené pour le guérir». Et qu’a fait la sage-femme? – «Elle a porté le petit aux poules, sur le perchoir, et a marmotté des paroles.»

– Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky, pour croire à de pareilles sottises…

– Non, interrompit Levine contrarié, ce sont vos écoles, comme remède pour le peuple, que je compare à celui de la sage-femme. L’essentiel ne serait-il pas de guérir d’abord la misère?

– Vous arrivez aux mêmes conclusions qu’un homme que vous n’aimez guère, Spencer. Il prétend que la civilisation peut résulter d’une augmentation de bien-être, d’ablutions plus fréquentes, mais que l’alphabet et les chiffres n’y peuvent rien.

– Tant mieux ou tant pis pour moi, si je me trouve d’accord avec Spencer; mais croyez bien que ce ne seront jamais les écoles qui civiliseront notre peuple.

– Vous voyez cependant que l’instruction devient obligatoire dans toute l’Europe.

– Mais comment vous entendez-vous sur ce chapitre avec Spencer?»

Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il dit en souriant:

«L’histoire de votre paysanne est excellente. – Vous l’avez entendue vous-même? – Vraiment?»

Décidément ce qui amusait cet homme était le procédé du raisonnement, le but lui était indifférent.

Cette journée avait profondément troublé Levine. Swiagesky et ses inconséquences, le vieux propriétaire qui, malgré ses idées justes, méconnaissait une partie de la population, la meilleure peut-être,… ses propres déceptions, tant d’impressions diverses produisaient dans son âme une sorte d’agitation et d’attente inquiète. Il se coucha, et passa une partie de la nuit sans dormir, poursuivi par les réflexions du vieillard. Des idées nouvelles, des projets de réforme germaient dans sa tête; il résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveaux plans à exécution. D’ailleurs, le souvenir de la belle-sœur et de sa robe ouverte le troublait: il valait mieux partir sans retard, s’arranger avec les paysans avant les semailles d’automne, et réformer son système d’administration en le basant sur une association entre maître et ouvriers.

XXIX

Le nouveau plan de Levine offrait des difficultés qu’il ne se dissimulait pas; mais il persévéra, tout en reconnaissant que les résultats obtenus n’étaient pas proportionnés à ses peines. Un des principaux obstacles auxquels il se heurta fut l’impossibilité d’arrêter en pleine marche une exploitation tout organisée; il reconnut la nécessité de faire ses réformes peu à peu.

En rentrant chez lui le soir, Levine fit venir son intendant, et lui exposa ses nouveaux projets. Celui-ci accueillit avec une satisfaction non dissimulée toutes les parties de ce plan qui prouvaient que ce qu’on avait fait jusque-là était absurde et improductif. L’intendant assura l’avoir souvent répété sans être écouté; mais lorsque Levine en vint à une proposition d’association avec les paysans, il prit un air mélancolique, et représenta la nécessité de rentrer au plus tôt les dernières gerbes et de commencer le second labour. L’heure n’était pas propice aux longues discussions, et Levine s’aperçut que tous les travailleurs étaient trop occupés pour avoir le temps de comprendre ses projets.

Celui qui sembla le mieux entrer dans les idées du maître fut le berger Ivan, un paysan naïf, auquel Levine proposa de prendre part, comme associé, à l’exploitation de la bergerie; mais, tout en l’écoutant parler, la figure d’Ivan exprimait l’inquiétude et le regret; il remettait du foin dans les crèches, nettoyait le fumier, s’en allait puiser de l’eau, comme s’il eût été impossible de retarder cette besogne, et qu’il n’eût pas le loisir de comprendre.

L’obstacle principal auquel se heurta Levine fut le scepticisme enraciné des paysans; ils ne pouvaient admettre que le propriétaire ne cherchât pas à les exploiter: quelque raisonnement qu’il leur tînt, ils étaient convaincus que son véritable but restait caché. De leur côté, ils parlaient beaucoup, mais ils se gardaient bien d’exprimer le fond de leur pensée.

Levine songea au propriétaire bilieux lorsqu’ils posèrent pour condition première de leurs nouveaux arrangements qu’ils ne seraient jamais forcés d’employer les instruments agricoles perfectionnés, et qu’ils n’entreraient pour rien dans les procédés introduits par le maître. Ils convenaient que ses charrues labouraient mieux et que l’extirpateur avait du bon; mais ils trouvaient cent raisons pour ne pas s’en servir. Quelque regret qu’éprouvât Levine à renoncer ainsi à des procédés dont l’avantage était évident, il y consentit, et dès l’automne une partie de ses réformes fut mise en pratique.

Après avoir voulu étendre l’association à l’ensemble de son exploitation, Levine se convainquit de la nécessité de la restreindre à la bergerie, au potager et à un champ éloigné, resté depuis huit ans en friche. Le berger Ivan se forma un artel composé des membres de sa famille et se chargea de la bergerie. Le nouveau champ fut confié à Fédor Résounof, un charpentier intelligent, qui s’adjoignit six familles de paysans; et Chouraef, un garçon adroit, eut en partage le potager.

Levine dut bientôt s’avouer que les étables n’étaient pas mieux soignées, qu’Ivan s’entêtait aux mêmes errements quant à la façon de nourrir les vaches et de battre le beurre; il ne parvint même pas à lui faire comprendre que ses gages représentaient dorénavant un acompte sur ses bénéfices.

Il eut à constater d’autres faits regrettables: Résounof ne donna qu’un labour à son champ, fit traîner en longueur la construction de la grange qu’il s’était engagé à bâtir avant l’hiver; Chouraef chercha à partager le potager avec d’autres paysans, contrairement à ses engagements; mais Levine n’en persévéra pas moins, espérant démontrer à ses associés, à la fin de l’année, que le nouvel ordre de choses pouvait donner d’excellents résultats.

Vers la fin d’août, Dolly renvoya la selle, et Levine apprit par le messager qui la rapporta, que les Oblonsky étaient rentrés à Moscou. Le souvenir de sa grossièreté envers ces dames le fit rougir; sa conduite avec les Swiagesky n’avait pas été meilleure; mais il était trop occupé pour avoir le loisir de s’appesantir sur ses remords. Ses lectures l’absorbaient; il avait lu les livres prêtés par Swiagesky et d’autres qu’il s’était fait envoyer. Mill, qu’il étudia le premier, l’intéressa sans lui rien offrir d’applicable à la situation agraire en Russie. Le socialisme moderne ne le satisfit pas davantage. Le moyen de rendre le travail des propriétaires et des paysans russes rémunérateur ne lui apparaissait nulle part. À force de lire, il en vint à projeter d’aller étudier sur place certaines questions spéciales, afin de ne pas toujours être renvoyé aux autorités, comme Mill, Schulze-Delitzsch et autres. Au fond, il savait ce qu’il tenait à savoir: la Russie possédait un sol admirable qui, en certains cas, comme chez le paysan sur la route, rapportait largement, mais qui, traité à l’européenne, ne produisait guère. Ce contraste n’était pas un effet du hasard.