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– Pourquoi veux-tu toujours confondre? Je n’ai jamais été communiste.

– Je l’ai été, moi, et je trouve que si le communisme est prématuré, il a de l’avenir, de la logique, comme le christianisme des premiers siècles.

– Et moi, je crois que le travail est une force élémentaire, qu’il faut étudier du même point de vue qu’une science naturelle, dont il faut reconnaître les propriétés et…

– C’est absolument inutile; cette force agit d’elle-même et, selon le degré de civilisation, prend des formes différentes. Partout il y a eu des esclaves, puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libres. Que cherches-tu de plus?»

Levine prit feu à ces derniers mots, d’autant plus qu’il craignait que son frère n’eût raison en lui reprochant de vouloir découvrir un terme moyen entre les formes du travail existantes et le communisme.

«Je cherche une forme de travail qui profite à tous, à moi comme à mes ouvriers, répondit-il en s’animant.

– Ce n’est pas cela, tu as cherché l’originalité toute ta vie, et tu veux prouver maintenant que tu n’exploites pas tes ouvriers tout bonnement, mais que tu y mets des principes.

– Puisque tu le comprends ainsi, quittons ce sujet, répondit Levine, qui sentait le muscle de sa joue droite tressaillir involontairement.

– Tu n’as jamais eu de convictions, tu ne cherches qu’à flatter ton amour-propre.

– Très bien, mais alors laisse-moi tranquille.

– Certes oui, je te laisserai tranquille! j’aurais déjà dû le faire. Que le diable t’emporte! Je regrette fort d’être venu.»

Levine eut beau chercher à le calmer, Nicolas ne voulut rien entendre, et persista à dire qu’il valait mieux se séparer: Constantin dut s’avouer que la vie en commun n’était pas possible. Il vint cependant trouver son frère, lorsque celui-ci se prépara au départ, pour lui faire d’un ton un peu forcé des excuses, et le prier de lui pardonner s’il l’avait offensé.

– Ah! ah! de la magnanimité maintenant! dit Nicolas en souriant. Si tu es tourmenté du besoin d’avoir raison, mettons que tu es dans le vrai, mais je pars tout de même.»

Au dernier moment, cependant, Nicolas eut, en embrassant son frère, un regard étrangement grave.

«Kostia, ne me garde pas rancune!» dit-il d’une voix tremblante.

Ce furent les seules paroles sincères échangées entre les deux frères. Levine comprit que ces mots signifiaient: «Tu le vois, tu le sais, je m’en vais, nous ne nous reverrons peut-être plus!» Et les larmes jaillirent de ses yeux. Il embrassa encore son frère sans trouver rien à lui répondre.

Le surlendemain Levine partit à son tour. Il rencontra à la gare le jeune Cherbatzky, cousin de Kitty, et l’étonna par sa tristesse.

«Qu’as-tu? demanda le jeune homme.

– Rien, si ce n’est que la vie n’est pas gaie.

– Pas gaie? Viens donc à Paris avec moi au lieu d’aller dans un endroit comme Mulhouse; tu verras si l’existence y est amusante!

– Non, c’est fini pour moi: il est temps de mourir.

– Voilà une idée! dit en riant Cherbatzky. Je m’apprête à commencer la vie, moi.

– Je pensais de même il y a peu de temps, mais je sais maintenant que je mourrai bientôt.»

Levine disait ce qu’il pensait; il ne voyait devant lui que la mort, ce qui ne l’empêchait pas de s’intéresser à ses projets de réforme; il fallait bien occuper sa vie jusqu’au bout. Tout lui semblait ténèbres, mais ses projets lui servaient de fil conducteur et il s’y rattachait de toutes ses forces.

Fin du premier volume

(1877)