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«Pas mauvaises, – dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l’une après l’autre avec une petite fourchette d’argent, et en les avalant au fur et à mesure. – Pas mauvaises,» répéta-t-il en regardant tantôt Levine, tantôt le Tatare d’un œil satisfait et brillant.

Levine mangea les huîtres, quoiqu’il eût préféré du pain et du fromage, mais il ne pouvait s’empêcher d’admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même, après avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire satisfait, tout en redressant sa cravate blanche.

«Tu n’aimes pas beaucoup les huîtres? dit Oblonsky en vidant son verre, ou bien tu es préoccupé? hein?»

Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, était gêné; avec ce qu’il avait dans l’âme, il se trouvait mal à l’aise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de cabinets où l’on dînait avec des dames; tout l’offusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui remplissait son âme.

«Moi? oui, je suis préoccupé; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu paraît étrange. C’est comme les ongles de ce monsieur que j’ai vu chez toi.

– Oui, j’ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch t’intéressaient beaucoup.

– Je n’y peux rien, répondit Levine, tâche de me comprendre et de te placer au point de vue d’un campagnard. Nous autres, nous cherchons à avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler; pour cela, nous nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu’ils peuvent pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains, on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons.»

Stépane Arcadiévitch sourit gaiement.

«Mais cela prouve qu’il n’a pas besoin de travailler de ses mains: c’est la tête qui travaille.

– C’est possible; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que nous faisons ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier: aussi nous mangeons des huîtres.

– C’est certain, reprit Stépane Arcadiévitch: mais n’est-ce pas le but de la civilisation que de tout changer en jouissance?

– Si c’est là son but, j’aime autant rester un barbare.

– Tu l’es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille.»

Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé, et son visage s’assombrit; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immédiatement à le distraire.

«Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c’est-à-dire chez les Cherbatzky? dit-il en clignant gaiement d’un œil et en repoussant les écailles d’huîtres pour prendre du fromage.

– Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu’il m’ait semblé que la princesse ne m’invitât pas de bonne grâce.

– Quelle idée! c’est sa manière grande dame, répondit Stépane Arcadiévitch. Je viendrai aussi après une répétition de chant chez la comtesse Bonine. Comment ne pas t’accuser d’être sauvage? Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou? Les Cherbatzky m’ont plus d’une fois tourmenté de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir quelque chose. Je ne sais que ceci, c’est que tu fais toujours ce que personne ne songerait à faire.

– Oui, répondit Levine lentement et avec émotion: tu as raison, je suis un sauvage, mais ce n’est pas mon départ qui l’a prouvé, c’est mon retour. Je suis revenu maintenant…

– Es-tu heureux! interrompit Oblonsky en regardant les yeux de Levine.

– Pourquoi?

– «Je reconnais à la marque qu’ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» déclama Stépane Arcadiévitch: l’avenir est à toi.

– Et toi, n’as-tu plus rien devant toi?

– Je n’ai que le présent, et ce présent n’est pas tout rose.

– Qu’y a-t-il?

– Cela ne va pas! Mais je ne veux pas t’entretenir de moi, d’autant plus que je ne puis t’expliquer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors pourquoi es-tu venu à Moscou?… Hé! viens desservir! cria-t-il au Tatare.

– Tu le devines? répondit Levine en ne quittant pas des yeux Stépane Arcadiévitch.

– Je le devine, mais je ne puis t’en parler le premier. Tu peux par ce détail reconnaître si je devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch en regardant Levine d’un air fin.

– Et bien, que me diras-tu? demanda Levine d’une voix qui tremblait, et sentant tressaillir chacun des muscles de son visage. Comment considères-tu la chose?»

Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de chablis, en regardant toujours Levine.

«Moi, répondit-il, je ne désire rien autant que cela, rien!

– Mais ne te trompes-tu pas? sais-tu de quoi nous parlons, murmura Levine, le regard fixé fiévreusement sur son interlocuteur. Tu crois vraiment que c’est possible?

– Pourquoi ne le serait-ce pas?

– Vraiment, bien sincèrement? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si j’allais au-devant d’un refus? et j’en suis presque certain!

– Pourquoi donc? dit Stépane Arcadiévitch en souriant de cette émotion.

– C’est l’effet que cela me fait. Ce serait terrible, et pour moi et pour elle!

– Oh! en tout cas je ne vois là rien de si terrible pour elle: une jeune fille est toujours flattée d’être demandée en mariage.

– Les jeunes filles en général, peut-être: mais pas elle.»

Stépane Arcadiévitch sourit; il connaissait parfaitement les sentiments de Levine, et savait que pour lui toutes les jeunes filles de l’univers se divisaient en deux catégories: dans l’une, toutes les jeunes filles existantes, ayant toutes les faiblesses humaines en partage, des jeunes filles bien ordinaires! l’autre catégorie, composée d’elle seule, sans la moindre imperfection et au-dessus de l’humanité entière.

«Attends, prends un peu de sauce,» dit-il en arrêtant la main de Levine qui repoussait la saucière.

Levine prit humblement de la sauce, mais ne laissa pas Oblonsky manger.

«Non, attends, comprends-moi bien, car c’est pour moi une question de vie ou de mort. Je n’en ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler à un autre qu’à toi. Nous avons beau être très différents l’un de l’autre, avoir d’autres goûts, d’autres points de vue, je n’en sais pas moins que tu m’aimes et que tu me comprends, et c’est pourquoi je t’aime tant aussi. Au nom du ciel, sois sincère avec moi.

– Je ne te dis que ce que je pense, répondit Stépane Arcadiévitch en souriant, mais je te dirai plus: ma femme, une femme étonnante, – et Oblonsky s’arrêta un moment en soupirant pour se rappeler où il en était avec sa femme… – Elle a un don de seconde vue, et voit tout ce qui se passe dans le cœur des autres, mais elle prévoit surtout l’avenir quand il s’agit de mariages. Ainsi elle a prédit celui de la Chahawskoï avec Brenteln; personne ne voulait y croire, et cependant il s’est fait. Eh bien, ma femme est pour toi.