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Mme Karénine sortit d’un pas rapide.

«Charmante, dit encore la comtesse. Le fils était du même avis, et suivit des yeux la jeune femme tant qu’il put apercevoir sa taille élégante; il la vit s’approcher de son frère, le prendre par le bras et lui parler avec animation; il était clair que ce qui l’occupait n’avait aucun rapport avec lui, Wronsky, et il en fut contrarié.

– Eh bien, maman, vous allez tout à fait bien? demanda-t-il à sa mère en se tournant vers elle.

– Très bien, Alexandre a été charmant, Waria a beaucoup embelli: elle a un air intéressant. – Et elle parla de ce qui lui tenait au cœur: du baptême de son petit-fils, but de son voyage à Pétersbourg, et de la bienveillance de l’empereur pour son fils aîné.

– Voilà Laurent, dit Wronsky en apercevant le vieux domestique. Partons, il n’y a plus beaucoup de monde.»

Il offrit le bras à sa mère, tandis que le domestique, la femme de chambre et un porteur se chargeaient des bagages. Comme ils quittaient le wagon, ils virent courir plusieurs hommes, suivis du chef de gare, vers l’arrière du train. Un accident était survenu, tout le monde courait du même côté.

«Qu’y a-t-il? où? il est tombé? écrasé?» disait-on. Stépane Arcadiévitch et sa sœur étaient aussi revenus et, tout émus, se tenaient près du wagon pour éviter la foule.

Les dames rentrèrent dans la voiture, pendant que Wronsky et Stépane Arcadiévitch s’enquéraient de ce qui s’était passé.

Un homme d’équipe ivre, ou la tête trop enveloppée à cause du froid pour entendre le recul du train, avait été écrasé.

Les dames avaient appris le malheur par le domestique avant le retour de Wronsky et d’Oblonsky; ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré; Oblonsky était tout bouleversé et prêt à pleurer.

«Quelle chose affreuse! si tu l’avais vu, Anna! quelle horreur!» disait-il.

Wronsky se taisait; son beau visage était sérieux, mais absolument calme.

«Ah! si vous l’aviez vu, comtesse, continuait Stépane Arcadiévitch; et sa femme est là, c’est terrible; elle s’est jetée sur le corps de son mari. On dit qu’il était seul à soutenir une nombreuse famille. Quelle horreur!

– Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle?» murmura Mme Karénine.

Wronsky la regarda.

«Je reviens tout de suite, maman,» dit-il en se tournant vers la comtesse.

Et il sortit du wagon.

Quand il revint au bout de quelques minutes, Stépane Arcadiévitch parlait déjà à la comtesse de la nouvelle cantatrice, et celle-ci regardait avec impatience du côté de la porte.

«Partons maintenant,» dit Wronsky.

Ils sortirent tous ensemble. Wronsky marchait devant avec sa mère, et derrière eux venaient Mme Karénine et son frère, ils furent rejoints par le chef de gare qui courait après Wronsky.

«Vous avez remis 200 roubles au sous-chef de gare. Veuillez indiquer, monsieur, l’usage auquel vous destinez cette somme.

– C’est pour la veuve, répondit Wronsky en haussant les épaules; à quoi bon cette question?

– Vous avez donné cela? – cria Oblonsky derrière lui; et, serrant le bras de sa sœur, il ajouta:

– Très bien, très bien! n’est-ce pas que c’est un charmant garçon? Mes hommages, comtesse.»

Et il s’arrêta avec sa sœur pour chercher la femme de chambre de celle-ci.

Quand ils sortirent de la gare, la voiture des Wronsky était déjà partie; on parlait de tous côtés du malheur qui venait d’arriver.

«Quelle mort affreuse! disait un monsieur en passant près d’eux. On dit qu’il est coupé en deux.

– Quelle belle mort, au contraire, fit observer un autre: elle a été instantanée.

– Comment ne prend-on pas plus de précautions,» dit un troisième.

Mme Karénine monta en voiture, et son frère remarqua avec étonnement que ses lèvres tremblaient, et qu’elle retenait avec peine ses larmes.

«Qu’as-tu, Anna? lui demanda-t-il quand ils se furent un peu éloignés.

– C’est un présage funeste, répondit-elle.

– Quelle folie! dit son frère. Tu es ici, c’est l’essentiel. Tu ne saurais croire combien je fonde d’espérances sur ta visite.

– Connais-tu Wronsky depuis longtemps? demanda-t-elle.

– Oui. Tu sais que nous avons l’espoir qu’il épouse Kitty.

– Vraiment? dit Anna doucement. Maintenant parlons de toi, ajouta-t-elle en secouant la tête comme si elle eût voulu repousser une pensée importune et pénible. Parlons de tes affaires. J’ai reçu ta lettre et me voilà.

– Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépane Arcadiévitch.

– Raconte-moi tout, alors.»

Stépane Arcadiévitch commença son récit.

En arrivant à la maison, il fit descendre sa sœur de voiture, et, après lui avoir serré la main en soupirant, il retourna à ses occupations.

XIX

Lorsque Anna entra, Dolly était assise dans son petit salon, occupée à faire lire en français un beau gros garçon à tête blonde, le portrait de son père.

L’enfant lisait, tout en cherchant à arracher de sa veste un bouton qui tenait à peine; sa mère l’avait grondé plusieurs fois, mais la petite main potelée revenait toujours à ce malheureux bouton; il fallut l’arracher tout à fait et le mettre en poche.

«Laisse donc tes mains tranquilles, Grisha,» disait la mère, en reprenant sa couverture au tricot, ouvrage qui durait depuis longtemps, et qu’elle retrouvait toujours dans les moments difficiles; elle travaillait nerveusement, jetant ses mailles et comptant ses points. Quoiqu’elle eût dit la veille à son mari que l’arrivée de sa sœur lui importait peu, elle n’en avait pas moins tout préparé pour la recevoir.

Absorbée, écrasée par son chagrin, Dolly n’oubliait pourtant pas que sa belle-sœur Anna était la femme d’un personnage officiel important, une grande dame de Pétersbourg.

«Au bout du compte, Anna n’est pas coupable, se disait-elle je ne sais rien d’elle qui ne soit en sa faveur, et nos relations ont toujours été bonnes et amicales.» Le souvenir qu’elle avait gardé de l’intérieur des Karénine à Pétersbourg ne lui était cependant pas agréable. Elle avait cru démêler quelque chose de faux dans leur genre de vie.

«Mais pourquoi ne la recevrais-je pas! Pourvu toutefois qu’elle ne se mêle pas de me consoler! pensait Dolly; je les connais, ces résignations et consolations chrétiennes, et je sais ce qu’elles valent.»

Dolly avait passé ces derniers jours seule avec ses enfants; elle ne voulait parler de sa douleur à personne, et ne se sentait cependant pas de force à causer de choses indifférentes. Il faudrait bien maintenant s’ouvrir à Anna, et tantôt elle se réjouissait de pouvoir enfin dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, tantôt elle souffrait à la pensée de cette humiliation devant sa sœur, à lui, dont il faudrait subir les raisonnements et les conseils.

Elle s’attendait à chaque minute à voir entrer sa belle-sœur, et suivait de l’œil la pendule; mais, comme il arrive souvent en pareil cas, elle s’absorba, n’entendit pas le coup de sonnette, et lorsque des pas légers et le frôlement d’une robe près de la porte lui firent lever la tête, son visage fatigué exprima l’étonnement et non le plaisir.