Constantin avait oublié ce que cette nature offrait de mauvais, de difficile à supporter, et qui rendait impossible toute relation de famille; il s’était représenté son frère tout autre, en pensant à lui; maintenant, en revoyant ces traits, ces mouvements de tête bizarres, le souvenir lui revint.
«Mais je ne veux rien de toi, répondit-il avec une certaine timidité, je suis tout simplement venu te voir.»
L’air craintif de son frère adoucit Nicolas.
«Ah! c’est ainsi, dit-il avec une grimace; dans ce cas, entre, assieds-toi; veux-tu souper? Macha, apporte trois portions. Non, attends. Sais-tu qui c’est? dit-il à son frère en désignant l’individu mal vêtu. C’est M. Kritzki, mon ami; je l’ai connu à Kiew; c’est un homme très remarquable. La police le persécutait, naturellement parce que ce n’est pas un lâche.»
Et il regarda chacun des assistants, comme il faisait toujours après avoir parlé; puis, s’adressant à la femme qui était sur le point de sortir, il cria:
«Attends, te dis-je!» Il regarda encore chacun et se mit à raconter, avec la difficulté de parole que connaissait trop bien Constantin, toute l’histoire de Kritzki: comment il avait été chassé de l’Université pour avoir voulu fonder une société de secours et des écoles du dimanche; comment il avait ensuite été nommé instituteur primaire pour être aussitôt chassé; comment il avait été mis en jugement on ne sait pourquoi.
«Vous êtes de l’Université de Kiew? demanda Constantin à Kritzki pour rompre un silence gênant.
– Oui, j’en ai été, répondit Kritzki, fronçant le sourcil d’un air mécontent.
– Et cette femme, interrompit Nicolas en la désignant, est Maria-Nicolaevna, la compagne de ma vie. Je l’ai prise dans une maison, mais je l’aime et je l’estime, et tous ceux qui veulent me connaître doivent l’aimer et l’honorer. Je la considère comme ma femme. Ainsi tu sais à qui tu as affaire: et maintenant, si tu crois t’abaisser, libre à toi de sortir.»
Et il jeta un regard interrogateur sur ceux qui l’entouraient.
«Je ne comprends pas en quoi je m’abaisserais.
– Alors, fais-nous monter trois portions, Macha, trois portions, de l’eau-de-vie, du vin. Non, attends; non, c’est inutile, va.»
XXV
«Vois-tu, – continua Nicolas Levine en plissant le front avec effort et s’agitant, car il ne savait ni que dire, ni que faire. – Vois-tu, – et il montra dans un coin de la chambre quelques barres de fer attachées avec des sangles. – Vois-tu cela? C’est le commencement d’une œuvre nouvelle que nous entreprenons; cette œuvre est un artel [4] professionnel.»
Constantin n’écoutait guère; il observait ce visage maladif de phtisique, et sa pitié croissante l’empêchait de prêter grande attention à ce que disait son frère. Il savait bien d’ailleurs que cette œuvre n’était qu’une ancre de salut destinée à empêcher Nicolas de se mépriser complètement. Celui-ci continua:
«Tu sais que le capital écrase l’ouvrier; l’ouvrier, chez nous, c’est le paysan; c’est lui qui porte tout le poids du travail, et, quoi qu’il fasse, il ne peut sortir de son état de bête de somme. Tout le bénéfice, tout ce qui pourrait améliorer le sort des paysans, leur donner quelques loisirs et par conséquent quelque instruction, tout est englouti par le capitaliste. Et la société est ainsi faite, que plus ils travailleront, plus les propriétaires et les marchands s’engraisseront à leurs dépens, tandis qu’eux ils resteront bêtes de somme. C’est là ce qu’il faut changer. – Et il regarda son frère d’un air interrogateur.
– Oui certainement, répondit Constantin en remarquant deux taches rouges se former sur les pommettes des joues de son frère.
– Et nous organisons un artel de serrurerie où tout sera en commun: travail, bénéfices, jusqu’aux instruments de travail eux-mêmes.
– Où sera cet artel? demanda Constantin.
– Dans le village de Vasdrem, dans le gouvernement de Kasan.
– Pourquoi dans un village? Il me semble qu’à la campagne l’ouvrage ne manque pas? Pourquoi y établir un artel de serrurerie?
– Parce que le paysan reste serf tout comme par le passé, et c’est à cause de cela qu’il vous est désagréable, à Serge et à toi, qu’on cherche à les tirer de cet esclavage,» répondit Nicolas contrarié de cette observation.
Pendant qu’il parlait, Constantin avait examiné la chambre triste et sale; il soupira, et ce soupir irrita encore plus Nicolas.
«Je connais vos préjugés aristocratiques, à Serge et à toi; je sais qu’il emploie toutes les forces de son intelligence à défendre les maux qui nous accablent.
– À quel propos parles-tu de Serge? dit Levine en souriant.
– De Serge? voilà pourquoi j’en parle, cria tout à coup Nicolas à ce nom, voilà pourquoi. Mais à quoi bon? Dis-moi seulement pourquoi tu es venu? Tu méprises tout ceci, tant mieux, va-t’en au diable, va-t’en! – Et il se leva de sa chaise en criant: Va-t’en, va-t’en!
– Je ne méprise rien, dit Constantin doucement; je ne discute même pas.»
Maria-Nicolaevna entra en ce moment; Nicolas se tourna vers elle en colère, mais elle s’approcha vivement de lui, et lui dit quelques mots à l’oreille.
«Je suis malade, je deviens irritable, dit Nicolas plus calme et respirant péniblement, et tu viens me parler de Serge et de ses articles! Ce sont de telles insanités, de tels mensonges, de telles erreurs! Comment un homme qui ne sait rien de la justice peut-il en parler? Avez-vous lu son article? dit-il en s’adressant à Kritzki. – Et, s’approchant de la table, il voulut se débarrasser de cigarettes à moitié faites.
– Je ne l’ai pas lu, répondit Kritzki d’un air sombre, ne voulant visiblement prendre aucune part à la conversation.
– Pourquoi? demanda Nicolas avec irritation.
– Parce que je trouve inutile de perdre ainsi mon temps.
– Permettez: comment savez-vous si ce serait du temps perdu? Pour bien des gens, cet article est inabordable parce qu’ils ne peuvent le comprendre; mais pour moi, c’est différent: je lis au travers des pensées, et je sais en quoi il est faible.»
Personne ne répondit. Kritzki se leva lentement et prit son bonnet.
«Vous ne voulez pas souper? Dans ce cas, bonsoir. Revenez demain avec le serrurier.»
À peine Kritzki fut-il sorti que Nicolas cligna de l’œil en souriant.
«Pas fort non plus celui-là, dit-il, je vois bien…»
Kritzki l’appela du seuil de la porte.
«Qu’y a-t-il?» demanda Nicolas, et il alla le rejoindre dans le corridor.
Resté seul avec Maria-Nicolaevna, Levine s’adressa à elle:
«Êtes-vous depuis longtemps avec mon frère? lui demanda-t-il.
– Depuis bientôt deux ans. Sa santé est devenue faible; il boit beaucoup.
– Comment l’entendez-vous?
– Il boit de l’eau-de-vie. Cela lui fait mal.
– Et en boit-il avec excès? demanda Levine à voix basse.
– Oui, répondit-elle en regardant avec crainte du côté de la porte, où se montra Nicolas Levine.
– De quoi parlez-vous? dit-il en les regardant l’un après l’autre, les yeux effarés et en fronçant le sourcil.