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«Comment, vous n’avez que ce que vous méritez? je ne comprends pas.

– Parce que tout cela n’était qu’hypocrisie, que rien ne venait du cœur. Qu’avais-je affaire de m’occuper d’un étranger et de me mêler de ce qui ne me regardait pas? C’est pourquoi j’ai été la cause d’une querelle. Et cela parce que tout est hypocrisie, hypocrisie, dit-elle en ouvrant et fermant machinalement l’ombrelle.

– Dans quel but?

– Pour paraître meilleure aux autres, à moi-même, à Dieu; pour tromper tout le monde! Non, je ne retomberai plus là dedans: je préfère être mauvaise et ne pas mentir, ne pas tromper.

– Qui donc a trompé? dit Varinka sur un ton de reproche; vous parlez comme si…»

Mais Kitty était dans un de ses accès de colère et ne la laissa pas achever.

«Ce n’est pas de vous qu’il s’agit: vous êtes une perfection; oui, oui, je sais que vous êtes toutes des perfections; mais je suis mauvaise, moi; je n’y peux rien. Et tout cela ne serait pas arrivé si je n’avais pas été mauvaise. Tant pis, je resterai ce que je suis; mais je ne dissimulerai pas. Qu’ai-je affaire d’Anna Pavlovna? ils n’ont qu’à vivre comme ils l’entendent, et je ferai de même. Je ne puis me changer. Au reste, ce n’est pas cela…

– Qu’est-ce qui n’est pas cela? dit Varinka d’un air étonné.

– Moi, je ne puis vivre que par le cœur, tandis que vous autres ne vivez que par vos principes. Je vous ai aimées tout simplement, et vous n’avez eu en vue que de me sauver, de me convertir!

– Vous n’êtes pas juste, dit Varinka.

– Je ne parle pas pour les autres, je ne parle que pour moi.

– Kitty! viens ici, cria à ce moment la voix de la princesse: montre tes coraux à papa.»

Kitty prit sur la table une boîte, la porta à sa mère d’un air digne, sans se réconcilier avec son amie.

«Qu’as-tu? pourquoi es-tu si rouge? demandèrent à la fois son père et sa mère.

– Rien, je vais revenir.»

«Elle est encore là! que vais-je lui dire? Mon Dieu, qu’ai-je fait? qu’ai-je dit? Pourquoi l’ai-je offensée?» se dit-elle en s’arrêtant à la porte.

Varinka, son chapeau sur la tête, était assise près de la table, examinant les débris de son ombrelle que Kitty avait cassée. Elle leva la tête.

«Varinka, pardonnez-moi, murmura Kitty en s’approchant d’elle: je ne sais plus ce que j’ai dit, je…

– Vraiment je n’avais pas l’intention de vous faire du chagrin,» dit Varinka en souriant.

La paix était faite. Mais l’arrivée de son père avait changé pour Kitty le monde dans lequel elle vivait. Sans renoncer à tout ce qu’elle y avait appris, elle s’avoua qu’elle se faisait illusion en croyant devenir telle qu’elle le rêvait. Ce fut comme un réveil. Elle comprit qu’elle ne saurait, sans hypocrisie, se tenir à une si grande hauteur; elle sentit en outre plus vivement le poids des malheurs, des maladies, des agonies qui l’entouraient, et trouva cruel de prolonger les efforts qu’elle faisait pour s’y intéresser. Elle éprouva le besoin de respirer un air vraiment pur et sain, en Russie, à Yergoushovo, où Dolly et les enfants l’avaient précédée, ainsi que le lui apprenait une lettre qu’elle venait de recevoir.

Mais son affection pour Varinka n’avait pas faibli. En partant, elle la supplia de venir les voir en Russie.

«Je viendrai quand vous serez mariée, dit celle-ci.

– Je ne me marierai jamais.

– Alors je n’irai jamais.

– Dans ce cas, je ne me marierai que pour cela. N’oubliez pas votre promesse,» dit Kitty.

Les prévisions du docteur s’étaient réalisées: Kitty rentra en Russie guérie; peut-être n’était-elle pas aussi gaie et insouciante qu’autrefois, mais le calme était revenu. Les douleurs du passé n’étaient plus qu’un souvenir.

TROISIÈME PARTIE

I

Serge Ivanitch Kosnichef, au lieu d’aller comme d’habitude à l’étranger pour se reposer de ses travaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à Pakrofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs, et il venait en jouir auprès de son frère. Celui-ci l’accueillit avec d’autant plus de plaisir qu’il n’attendait pas Nicolas cette année.

Malgré son affection et son respect pour Serge, Constantin éprouvait un certain malaise auprès de lui, à la campagne: leur façon de la comprendre était trop différente. Pour Constantin, la campagne offrait un but à des travaux d’une incontestable utilité; c’était, à ses yeux, le théâtre même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge, au contraire, n’y voyait qu’un lieu de repos, un antidote contre les corruptions de la ville, et le droit de ne rien faire. Leur point de vue sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans ces entretiens des traits de caractère à l’honneur du peuple, qu’il se plaisait à généraliser. Ce jugement superficiel froissait Levine. Il respectait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de la paysanne sa nourrice une véritable tendresse pour eux; mais leurs vices l’exaspéraient aussi souvent que leurs vertus le frappaient. Le peuple représentait pour lui l’associé principal d’un travail commun; comme tel, il ne voyait aucune distinction à établir entre les qualités, les défauts, les intérêts de cet associé, et ceux du reste des hommes.

La victoire restait toujours à Serge dans les discussions qui s’élevaient entre les deux frères, par suite de leurs divergences d’opinions, et cela parce que ces appréciations restaient inébranlables, tandis que Constantin, modifiant sans cesse les siennes, était facilement convaincu de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère comme un brave garçon, dont le cœur, suivant son expression française, était bien placé, mais dont l’esprit trop impressionnable, quoique ouvert, était rempli d’inconséquences. Souvent il cherchait, avec la condescendance d’un frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses; mais il discutait sans plaisir contre un interlocuteur si facile à battre.

Constantin, de son côté, admirait la vaste intelligence de son frère, ainsi que sa haute distinction d’esprit; il voyait en lui un homme doué des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général; mais, en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait parfois, au fond de l’âme, si ce dévouement à des intérêts généraux, dont lui-même se sentait si dépourvu, constituait bien une qualité. Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route personnelle parmi toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu’il en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance?

Levine éprouvait encore un autre genre de contrainte envers son frère, quand celui-ci passait l’été chez lui. Les journées lui paraissaient trop courtes pour tout ce qu’il avait à faire et à surveiller: tandis que son frère ne songeait qu’à se reposer. Bien que Serge n’écrivît pas, l’activité de son esprit était trop incessante pour qu’il n’eût pas besoin d’exprimer à quelqu’un, sous une forme concise et élégante, les idées qui l’occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel.

Serge se couchait dans l’herbe, et, tout en se chauffant au soleil, il causait volontiers, paresseusement étendu.

«Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse! Je n’ai pas une idée dans la tête, elle est vide comme une boule.»