Выбрать главу

Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants du voisinage rentraient chez eux, et que ceux qui venaient de loin s’installaient pour la nuit dans la prairie et préparaient le souper, Levine, sans être vu, regardait, écoutait, songeait. Il passa presque entière sans sommeil cette courte nuit d’été.

Pendant le souper, les paysans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent des chansons. Leur longue journée de travail n’avait laissé d’autre trace que la gaieté. Un peu avant l’aurore, il se fit un grand silence. On n’entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le marais, et le bruit des chevaux s’ébrouant sur la prairie. Levine revint à lui, quitta sa meule, et s’aperçut, en regardant les étoiles, que la nuit était passée.

«Eh bien, que vais-je faire? Et comment réaliser mon projet?» se dit-il en cherchant à donner une forme aux pensées qui l’avaient occupé pendant cette courte veillée.

D’abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie passée, à son inutile culture intellectuelle, renoncement facile, qui ne lui coûterait nul regret. Puis il pensait à sa future existence, toute de simplicité et de pureté, qui lui rendrait le repos d’esprit et le calme qu’il ne connaissait plus. Restait la question principale: comment opérer la transition de sa vie actuelle à l’autre? Rien à ce sujet ne lui semblait bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s’imposer un travail, abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d’une commune… Comment réaliser tout cela?

«Au surplus, se dit-il, n’ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont pas nettes; une seule chose est certaine, c’est que ces quelques heures ont décidé mon sort. Mes rêves d’autrefois ne sont que folie; ce que je veux sera plus simple et meilleur. – Que c’est beau, pensa-t-il en admirant les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables au fond nacré d’une coquille; que tout, dans cette charmante nuit, est charmant! Et comment cette coquille a-t-elle eu le temps de se former? J’ai regardé le ciel tout à l’heure, et n’y ai vu que deux bandes blanches! Ainsi se sont transformées, sans que j’en eusse conscience, les idées que j’avais sur la vie.»

Il quitta la prairie et s’achemina le long de la grand’route vers le village. Un vent frais s’élevait; tout prenait, à ce moment qui précède l’aurore, une teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le triomphe du jour sur les ténèbres.

Levine marchait vite pour se réchauffer, en regardant la terre à ses pieds; une clochette tinta dans le lointain. «C’est quelque voiture qui passe», se dit-il. À quarante pas de lui, venant à sa rencontre sur la grand’route, il vit une voiture de voyage attelée de quatre chevaux. La route était mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre le timon, mais le yamtchik [8] adroit, assis de côté sur son siège, les dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du chemin.

Levine regarda distraitement la voiture sans songer à ceux qu’elle pouvait contenir.

Une vieille femme y sommeillait, et à la portière une jeune fille jouait avec le ruban de sa coiffure de voyage; sa physionomie calme et pensive semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l’aurore au-dessus de la tête de Levine. Au moment où la vision allait disparaître, deux yeux limpides s’étaient arrêtés sur lui; il la reconnut, et une joie étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s’y tromper: ces yeux étaient uniques au monde, et une seule créature humaine personnifiait pour lui la lumière de la vie et sa propre raison d’être. C’était elle. C’était Kitty. Il comprit qu’elle se rendait de la station du chemin de fer à Yergoushovo, et aussitôt les résolutions qu’il avait prises, les agitations de sa nuit d’insomnie, tout s’évanouit. L’idée d’épouser une paysanne lui fit horreur. Là, dans cette voiture qui s’éloignait, était la réponse à l’énigme de l’existence qui le tourmentait si péniblement. Elle ne se montra plus. Le bruit des roues cessa de se faire entendre; à peine le son des clochettes venait-il jusqu’à lui; il reconnut, aux aboiements des chiens, que la voiture traversait le village. De cette vision, il ne restait que les champs déserts, le village lointain, et lui-même, seul, étranger à tout, marchant solitaire le long de la route abandonnée.

Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes nacrées qu’il avait admirées, et qui lui avaient semblé personnifier le mouvement de ses idées et de ses sentiments pendant la nuit: rien n’y rappelait plus les teintes d’une coquille. Là-haut, à des hauteurs incommensurables, s’était opérée la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel devenait peu à peu lumineux et d’un beau bleu, et répondait avec autant de douceur et moins de mystère à son regard interrogateur.

«Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse, je n’y puis plus revenir. C’est elle que j’aime.»

XIII

Personne, excepté ses familiers, ne soupçonnait qu’Alexis Alexandrovitch, cet homme froid et raisonnable, fût la proie d’une faiblesse en contradiction absolue avec la tendance générale de sa nature. Il ne pouvait voir pleurer un enfant ou une femme sans perdre son sang-froid; la vue de ces larmes le troublait, le bouleversait, lui ôtait l’usage de ses facultés. Ses subordonnés le savaient si bien qu’ils mettaient les solliciteuses en garde contre tout accès de sensibilité afin de ne pas compromettre leur affaire. «Il se fâchera et ne vous écoutera plus», disaient-ils. Effectivement, le trouble que les larmes causaient à Alexis Alexandrovitch se traduisait par une colère agitée. «Je ne peux rien pour vous, veuillez sortir», disait-il généralement en pareil cas.

Lorsque, en revenant des courses, Anna lui eut avoué sa liaison avec Wronsky et, se couvrant le visage de ses mains, eut éclaté en sanglots, Alexis Alexandrovitch, quelque haine qu’il éprouvât pour sa femme, ne put se défendre d’un trouble profond. Pour éviter toute marque extérieure incompatible avec la situation, il chercha à s’interdire jusqu’à l’apparence de l’émotion, et resta immobile sans la regarder, avec une rigidité mortelle qui frappa vivement Anna.

En approchant de la maison, il fit un grand effort pour descendre de voiture et pour quitter sa femme avec les dehors de politesse habituels; il lui dit quelques mots qui n’engageaient à rien, bien résolu à remettre toute espèce de décision au lendemain.

Les paroles d’Anna avaient confirmé ses pires soupçons, et le mal qu’elle lui avait fait et qu’aggravaient ses larmes, était cruel. Cependant, resté seul en voiture, Alexis Alexandrovitch se sentit soulagé d’un grand poids. Il lui sembla qu’il était débarrassé de ses doutes, de sa jalousie, de sa pitié. Il éprouvait la même sensation qu’un homme souffrant d’un violent mal de dents, auquel on vient d’arracher sa dent malade; la douleur est terrible, l’impression d’un corps énorme, plus gros que la tête, qu’on enlève de la mâchoire, affreuse, mais c’est à peine si le patient croit à son bonheur; la douleur qui a empoisonné sa vie si longtemps n’existe plus; il peut penser, parler, s’intéresser à autre chose qu’à son mal.