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Cependant les derniers jours avaient amené des incidents nouveaux, et Wronsky n’était pas prêt à les juger. La veille, Anna lui avait annoncé qu’elle était enceinte; il sentait qu’elle attendait de lui une résolution quelconque; or les principes qui dirigeaient sa vie ne déterminaient pas ce que devait être cette résolution; au premier moment, son cœur l’avait poussé à exiger qu’elle quittât son mari; maintenant il se demandait, après y avoir réfléchi, si cette rupture était désirable, et ses réflexions le jetaient dans la perplexité.

«Lui faire quitter son mari» c’est unir sa vie à la mienne: y suis-je préparé? Puis-je l’enlever, manquant d’argent comme je le fais? Admettons que je m’en procure: puis-je l’emmener tant que je suis au service? Au point où nous en sommes, je dois me tenir prêt à donner ma démission et à trouver de l’argent.»

L’idée de quitter le service l’amenait à envisager un côté secret de sa vie qu’il était seul à connaître.

L’ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, rêve capable de balancer dans son cœur l’amour que lui inspirait Anna, quoiqu’il n’en convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la carrière militaire avaient été aussi heureux que ses débuts dans le monde; mais depuis deux ans il subissait les conséquences d’une insigne maladresse.

Au lieu d’accepter un avancement qui lui fut proposé, il refusa, comptant sur ce refus pour se grandir et prouver son indépendance; il avait trop présumé du prix qu’on attachait à ses services, et depuis lors on ne s’était plus occupé de lui. Bon gré mal gré, il se voyait réduit à ce rôle d’homme indépendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver mauvais qu’on le laisse s’amuser en paix; en réalité, il ne s’amusait plus. Son indépendance lui pesait, et il commençait à craindre qu’on ne le tînt définitivement pour un brave et honnête garçon, uniquement destiné à s’occuper de ses plaisirs.

Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l’ambition déçue, en attirant sur lui l’attention générale, comme sur le héros d’un roman; mais le retour d’un ami d’enfance, le général Serpouhowskoï, venait de réveiller ses anciens sentiments.

Le général avait été son camarade de classe, son rival d’études et d’exercices du corps, le compagnon de ses folies de jeunesse; il revenait couvert de gloire de l’Asie centrale, et, à peine rentré à Pétersbourg, on attendait sa nomination à un poste important; on le considérait comme un astre levant de premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, brillant, aimé d’une femme charmante, n’en faisait pas moins triste figure, comme simple capitaine de cavalerie auquel on permettait de rester indépendant tout à son aise.

«Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie à Serpouhowskoï, mais son avancement prouve qu’il suffit à un homme comme moi d’attendre son heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela trois ans à peine, il était au même point que moi; si je quittais le service, je brûlerais mes vaisseaux; en y restant, je ne perds rien; ne m’a-t-elle pas dit elle-même qu’elle ne voulait pas changer sa situation? Et puis-je, possédant son amour, envier Serpouhowskoï?»

Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d’esprit qui succédait toujours chez lui au règlement de ses affaires; cette fois encore, tout était remis en bon ordre. Il se rasa, prit son bain froid, s’habilla, et s’apprêta à sortir.

XXI

«Je venais te chercher, dit Pétritzky en entrant dans la chambre. Ta lessive a duré longtemps aujourd’hui. Est-elle terminée?

– Oui, dit Wronsky en souriant des yeux.

– Quand tu sors de ces lessives, on dirait que tu sors du bain. Je viens de chez Gritzky (le colonel de leur régiment); on t’attend.»

Wronsky regardait son camarade sans lui répondre, sa pensée était ailleurs.

«Ah! c’est chez lui qu’est cette musique? dit-il en écoutant le son bien connu des polkas et des valses de la musique militaire, qui se faisait entendre dans le lointain. Quelle fête y a-t-il donc?

– Serpouhowskoï est arrivé.

– Ah! dit Wronsky, je ne savais pas». Et le sourire de ses yeux brilla plus vif.

Il avait pris en lui-même le parti de sacrifier son ambition à son amour, et de se trouver heureux; donc, il ne pouvait en vouloir à Serpouhowskoï de ne pas être encore venu le voir.

«J’en suis enchanté…»

Le colonel Gritzky occupait une grande maison seigneuriale; quand Wronsky arriva, toute la société était réunie sur la terrasse du bas; les chanteurs du régiment, en sarraus d’été, se tenaient debout dans la cour, autour d’un petit tonneau d’eau-de-vie; sur la première marche de la terrasse, le colonel avec sa bonne figure réjouie, entouré de ses officiers, criait plus fort que la musique, qui jouait un quadrille d’Offenbach, et il donnait avec force gestes des ordres à un groupe de soldats. Ceux-ci, avec le vaguemestre et quelques sous-officiers, s’approchèrent du balcon en même temps que Wronsky.

Le colonel, qui était retourné à table, reparut, un verre de champagne en main, et porta le toast suivant: «À la santé de notre ancien camarade le brave général prince Serpouhowskoï, hourra!»

Serpouhowskoï parut le verre en main à la suite du colonel.

«Tu rajeunis toujours, Bondarenko!» dit-il au vaguemestre, un beau garçon au teint fleuri.

Wronsky n’avait pas revu Serpouhowskoï depuis trois ans; il le trouva toujours aussi beau, mais d’une beauté plus mâle; la régularité de ses traits frappait moins encore que la noblesse et la douceur de toute sa personne. Il remarqua en lui la transformation propre à ceux qui réussissent, et qui sentent leur succès; ce certain rayonnement intérieur lui était bien connu.

Comme Serpouhowskoï descendait l’escalier, il aperçut Wronsky, et un sourire de contentement illumina son visage; il fit un signe de tête en levant son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant un salut affectueux, qu’il fallait trinquer avec le vaguemestre, raide comme un piquet, et tout prêt à recevoir l’accolade.

«Te voilà donc, cria le colonel, et Yashvine qui prétendait que tu étais dans tes humeurs noires!»

Serpouhowskoï, après avoir dûment embrassé trois fois le beau vaguemestre et s’être essuyé la bouche de son mouchoir, s’approcha de Wronsky.

«Que je suis content de te voir! dit-il en lui serrant la main et en l’emmenant dans un coin.

– Occupez-vous d’eux, cria le colonel à Yashvine, et il descendit vers le groupe de soldats.

– Pourquoi n’es-tu pas venu hier aux courses? Je pensais t’y voir, dit Wronsky en examinant Serpouhowskoï.

– J’y suis venu, mais trop tard. Pardon, dit-il en se tournant vers un aide de camp; distribuez cela de ma part, je vous prie.» Et il tira de son portefeuille trois billets de cent roubles.

«Wronsky! veux-tu boire ou manger? demanda Yashvine. Hé! qu’on apporte quelque chose au comte! Bois ceci en attendant.»

La fête se prolongea longtemps; on but beaucoup. On porta Serpouhowskoï en triomphe; puis ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa lui-même une danse de caractère devant les chanteurs; après quoi, un peu las, il s’assit sur un banc dans la cour, et démontra à Yashvine la supériorité de la Russie sur la Prusse, notamment dans les charges de cavalerie, et la gaieté se calma un moment; Serpouhowskoï alla se laver les mains dans le cabinet de toilette, et y trouva Wronsky qui se versait de l’eau sur la tête; il avait ôté son uniforme d’été et s’arrosait le cou. Quand il eut fini ses ablutions, il vint s’asseoir près de Serpouhowskoï, et là sur un petit divan ils causèrent.