Des semaines se passèrent cependant sans qu’aucune émotion vînt agiter le monde littéraire. Quelques amis, hommes de science, parlèrent à Kosnichef de son livre, par politesse, mais la société proprement dite était préoccupée de questions trop différentes, pour accorder la moindre attention à une publication de ce genre; quant aux journaux, la seule critique qui parût dans une feuille sérieuse fut de nature à mortifier l’auteur.
Cet article n’était qu’un choix de citations, habilement combinées pour démontrer que le livre entier, avec ses hautes prétentions, n’offrait qu’un tissu de phrases pompeuses, qui ne semblaient pas toujours intelligibles, ainsi que le témoignaient les fréquents points d’interrogation du critique; le plus dur, c’est que celui-ci, quoique médiocrement instruit, était très spirituel.
Serge Ivanitch, malgré sa bonne foi, ne songea pas un instant à vérifier la justesse de ces remarques; il crut à une vengeance, et se rappela avoir rencontré l’auteur de l’article chez son libraire, et avoir relevé l’ignorance d’une de ses observations.
Au mécompte de voir le travail de six années passer ainsi inaperçu, se joignait pour Kosnichef une sorte de découragement causé par l’oisiveté, qui succédait pour lui à la période d’agitation, due à la publication de son livre. Heureusement l’attention publique se portait en ce moment vers la question slave, avec un enthousiasme qui gagnait les meilleurs esprits. Kosnichef avait trop de sens pour ne pas reconnaître que cet entraînement présentait des côtés puérils, et qu’il offrait de trop nombreuses occasions aux personnalités vaniteuses de se mettre en évidence; il ne professait pas non plus une confiance absolue dans les récits exagérés des journaux; mais il fut touché par le sentiment unanime de sympathie ressenti par toutes les classes de la société pour l’héroïne des Serbes et des Monténégrins. Cette manifestation de l’opinion publique le frappa.
«Le sentiment national, disait-il, pouvait enfin se produire au grand jour», et plus il étudiait ce mouvement dans son ensemble, plus il lui découvrait des proportions grandioses, destinées à marquer dans l’histoire de la Russie. Son livre et ses déceptions furent oubliés! et il se consacra si complètement à l’œuvre commune, qu’il atteignait la moitié de l’été sans avoir pu se dégager assez complètement de ses nouvelles occupations pour aller à la campagne. Il résolut, coûte que coûte, de s’accorder une quinzaine de jours pour se plonger dans la vie des champs, afin d’assister aux premiers signes de ce réveil national, auquel la capitale et toutes les grandes villes de l’empire croyaient fermement.
Katavasof profita de l’occasion pour tenir la promesse qu’il avait faite à Levine de venir chez lui, et les deux amis se mirent en route le même jour.
II
Les abords de la gare de Koursk étaient encombrés de voitures amenant des volontaires et ceux qui leur faisaient escorte; des dames portant des bouquets attendaient les héros du jour pour les saluer, et la foule les suivait jusque dans l’intérieur de la gare.
Parmi les dames munies de bouquets, il s’en trouva une qui connaissait Serge Ivanitch, et, en le voyant paraître, elle lui demanda en français s’il accompagnait des volontaires.
«Je pars pour la campagne, chez mon frère, princesse, j’ai besoin de me reposer; mais vous, ajouta-t-il avec un léger sourire, ne quittez pas votre poste?
– Il le faut bien. Est-il vrai, dites-moi, que nous en ayons déjà expédié huit cents?
– Nous en avons expédié plus de mille, et nous comptons ceux qui ne sont pas directement partis de Moscou.
– Je le disais bien, s’écria la dame enchantée, et les dons? n’est-ce pas qu’ils ont atteint presque un million?
– Plus que cela, princesse.
– Avez-vous lu le télégramme? on a encore battu les Turcs. À propos, savez-vous qui part aujourd’hui? le comte Wronsky! dit la princesse d’un air triomphant, avec un sourire significatif.
– Je l’avais entendu dire, mais je ne savais pas qu’il partait aujourd’hui.
– Je viens de l’apercevoir, il est ici avec sa mère; au fond il ne pouvait rien faire de mieux.
– Oh! certainement.»
Pendant cette conversation, la foule se précipitait dans la salle du buffet, où un monsieur, le verre en main, tenait aux volontaires un discours, qu’il termina en les bénissant d’une voix émue au nom de «notre mère Moscou». La foule répondit par des vivats, et Serge Ivanitch, ainsi que sa compagne, furent presque renversés par les manifestations de l’enthousiasme public.
«Qu’en dites-vous, princesse? cria tout à coup au milieu de la foule la voix ravie de Stépane Arcadiévitch, se frayant un chemin dans la mêlée. N’est-ce pas qu’il a bien parlé? Bravo! c’est vous, Serge Ivanitch, qui devriez leur dire quelques paroles d’approbation, ajouta Oblonsky de son air caressant, en touchant le bras de Kosnichef.
– Oh non! je pars.
– Où allez-vous?
– Chez mon frère.
– Alors vous verrez ma femme; dites-lui que vous m’avez rencontré, que tout est «all right», elle comprendra; dites-lui aussi que je suis nommé membre de la commission, elle sait ce que c’est, je lui ai déjà écrit. Excusez, princesse, ce sont les petites misères de la vie humaine, dit-il en se tournant vers la dame. Vous savez que la Miagkaïa, pas Lise, mais Bibiche, envoie mille fusils et douze sœurs infirmières! Le saviez-vous?
– Oui, répondit froidement Kosnichef.
– Quel dommage que vous partiez! nous donnons demain un dîner d’adieu à deux volontaires, Bartalansky de Pétersbourg et notre Weslowsky, qui, à peine marié, part déjà. C’est beau, n’est-ce pas?»
Et sans remarquer qu’il n’intéressait en rien ses interlocuteurs, Oblonsky continua à bavarder.
«Que dites-vous?» s’écria-t-il lorsque la princesse lui eut appris que Wronsky partait par le premier train; une teinte de tristesse se peignit momentanément sur sa joyeuse figure; mais il oublia vite les larmes qu’il avait versées sur le corps de sa sœur, pour ne voir en Wronsky qu’un héros et un vieil ami; il courut le rejoindre.
«Il faut lui rendre justice malgré ses défauts, dit la princesse lorsque Stépane Arcadiévitch se fut éloigné, c’est une nature slave par excellence. Je crains cependant que le comte n’ait aucun plaisir à le voir. Quoi qu’on dise, ce malheureux Wronsky me touche; tâchez de causer un peu avec lui en voyage.
– Certainement, si j’en trouve l’occasion.
– Il ne m’a jamais plu, mais je trouve que ce qu’il fait maintenant rachète bien des torts. Vous savez qu’il emmène un escadron à ses frais?»
La sonnette retentit et la foule se pressa vers les portes.
«Le voici», dit la princesse montrant à Kosnichef Wronsky, vêtu d’un long paletot, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, et donnant le bras à sa mère. Oblonsky les suivait en causant avec animation; il avait probablement signalé la présence de Kosnichef, car Wronsky se tourna du côté indiqué, et souleva silencieusement son chapeau, découvrant un front vieilli et ravagé par la douleur. Il disparut aussitôt sur le quai.