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Et il se remémora le cours de ses pensées pendant les deux dernières années, du jour où l’idée de la mort l’avait frappé à la vue de son frère malade. C’est alors qu’il avait clairement compris que l’homme, n’ayant d’autre perspective que la souffrance, la mort et l’oubli éternel, il devait, sous peine de se suicider, arriver à s’expliquer le problème de l’existence, de façon à ne pas y voir la cruelle ironie de quelque génie malfaisant. Mais, sans réussir à se rien expliquer, il ne s’était pas tué, s’était marié, et avait connu des joies nouvelles, qui le rendaient heureux quand il ne creusait pas ces pensées troublantes.

«Que prouvait cette inconséquence? Qu’il vivait bien, tout en pensant mal. Sans le savoir, il avait été soutenu par ces vérités de la foi sucées avec le lait, que son esprit méconnaissait. Maintenant il comprenait tout ce qu’il leur devait…

«Que serais-je devenu si je n’avais su qu’il fallait vivre pour Dieu, et non pour la satisfaction de mes besoins? J’aurais volé, menti, assassiné… Aucune des joies que la vie me donne n’aurait existé pour moi… J’étais à la recherche d’une solution que la réflexion ne peut résoudre, n’étant pas à la hauteur du problème; la vie seule, avec la connaissance innée du bien et du mal, m’offrait une réponse. Et cette connaissance, je ne l’ai pas acquise, je n’aurais su où la prendre, elle m’a été donnée comme tout le reste. Le raisonnement m’aurait-il jamais démontré que je devais aimer mon prochain au lieu de l’étrangler? – Si, lorsqu’on me l’a enseigné dans mon enfance, je l’ai aisément cru, c’est que je le savais déjà. L’enseignement de la raison, c’est la lutte pour l’existence, cette loi qui exige que tout obstacle à l’accomplissement de nos désirs soit écrasé; la déduction est logique, – tandis qu’il n’y a rien de raisonnable à aimer son prochain. Ô orgueil et sottise, pensa-t-il, ruse de l’esprit!… oui, ruse et scélératesse de l’esprit!…»

XIII

Levine se souvint d’une scène récente entre Dolly et ses enfants; ceux-ci, livrés un jour à eux-mêmes, s’étaient amusés à faire des confitures dans une tasse au-dessus d’une bougie, et à se lancer du lait à la figure. Leur mère les prit sur le fait, les gronda devant leur oncle, et chercha à leur faire comprendre que si les tasses venaient à manquer ils ne sauraient comment prendre leur thé, que s’ils gaspillaient leur lait ils n’en auraient plus et souffriraient de la faim. – Levine fut frappé du scepticisme avec lequel les enfants écoutèrent leur mère; ses raisonnements les laissèrent froids, ils ne regrettaient que leur jeu interrompu. C’est qu’ils ignoraient la valeur des biens dont ils jouissaient, et ne comprenaient pas qu’ils détruisaient en quelque sorte leur subsistance.

«Tout cela est bel et bon, se disaient-ils probablement, mais ce qu’on nous donne est-il donc si précieux? C’est toujours la même chose, aujourd’hui comme demain, tandis qu’il est amusant de faire des confitures sur une bougie et de se lancer du lait à la figure; c’est nouveau et le jeu est de notre invention.» «N’est-ce pas ainsi que nous agissons, que j’ai agi pour ma part, en voulant pénétrer par le raisonnement les secrets de la nature et le problème de la vie humaine? N’est-ce pas ce que font les philosophes avec leurs théories? Ne voit-on pas clairement dans le développement de chacune d’elles le vrai sens de la vie humaine tel que l’entend Fedor le paysan? – Elles y ramènent toutes, mais par une voie intellectuelle souvent équivoque. Qu’on laisse les enfants se procurer eux-mêmes leur subsistance, et, au lieu de faire des gamineries, ils mourront de faim… Qu’on nous laisse, nous autres, livrés à nos idées, à nos passions, sans la connaissance de notre Créateur, sans le sentiment du bien et du mal moral… Quels résultats obtiendra-t-on? – Si nous ébranlons nos croyances, c’est parce que, pareils aux enfants, nous sommes rassasiés. Moi chrétien, élevé dans la foi, comblé des bienfaits du christianisme, vivant de ces bienfaits sans en avoir conscience, comme ces mêmes enfants j’ai cherché à détruire l’essence de ma vie… Mais à l’heure de la souffrance c’est vers Lui que j’ai crié, et je sens que mes révoltes puériles me sont pardonnées.

«Oui, la raison ne m’a rien appris; ce que je sais m’a été donné, révélé par le cœur, et surtout par la foi dans les enseignements de l’Église…

«L’Église? répéta Levine, se retournant et regardant au loin le troupeau qui descendait vers la rivière.

«Puis-je vraiment croire à tout ce qu’enseigne l’Église?» dit-il pour s’éprouver et trouver un point qui troublât sa quiétude. Et il se rappela les dogmes qui lui avaient paru étranges… La création?… Mais comment était-il parvenu à s’expliquer l’existence?… Le diable, le péché?… Comment s’était-il expliqué le mal?… La Rédemption?…»

Aucun de ces dogmes ne lui sembla porter atteinte aux seules fins de l’homme, la foi en Dieu, au bien; – tous concouraient, au contraire, au miracle suprême, celui qui consiste à permettre aux millions d’êtres humains qui peuplent la terre, jeunes et vieux, paysans et empereurs, sages et simples, de comprendre les mêmes vérités, pour en composer cette vie de l’âme uniquement digne d’être vécue…

Couché sur le dos, il considéra le ciel au-dessus de sa tête. «Je sais bien, pensa-t-il, que c’est l’immensité de l’espace et non une voûte bleue qui s’étend au-dessus de moi, – mais mon œil ne perçoit que la voûte arrondie, et voit plus juste qu’en cherchant par delà.»

Levine cessa de réfléchir; il écouta les voix mystérieuses qui semblaient joyeusement s’agiter en lui.

«Est-ce vraiment la foi? se dit-il, n’osant croire à son bonheur. Mon Dieu, je te remercie!» Et des larmes de reconnaissance coulèrent de ses yeux.

XIV

Une petite télègue apparut au loin et s’approcha du troupeau; Levine reconnut son cocher qui parlait au berger; bientôt il entendit le son des roues et le hennissement de son cheval, – mais, plongé dans ses méditations, il ne songea pas à se demander ce qu’on lui voulait.

«Madame m’envoie, cria le cocher de loin; Serge Ivanitch et un monsieur étranger sont arrivés.»

Levine monta aussitôt en télègue et prit les rênes.

Longtemps, comme après un rêve, il ne put revenir à lui. Assis près du cocher, il regardait son cheval, pensait à son frère, et sa femme, que sa longue absence avait peut-être inquiétée, à l’hôte inconnu qu’on lui amenait, et se demandait si ses relations avec les siens n’allaient pas subir une modification.