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«Je ne veux plus de froideur avec mon frère, plus de querelles avec Kitty, ni d’impatience avec les domestiques; je vais être cordial pour mon nouvel hôte.»

Et, retenant son cheval qui ne demandait qu’à courir, il chercha une bonne parole à adresser à son cocher, qui se tenait immobile près de lui, ne sachant que faire de ses mains oisives.

«Veuillez prendre à gauche, il y a un tronc à éviter, dit Ivan en ce moment, touchant les rênes que tenait son maître.

– Fais-moi le plaisir de me laisser tranquille et de ne pas me donner de leçons,» répondit Levine agacé comme il l’était dès qu’on se mêlait de ses affaires; et aussitôt il comprit que son nouvel état moral n’exerçait aucune influence sur son caractère.»

Un peu avant d’arriver, il aperçut Grisha et Tania courant au-devant de lui.

«Oncle Kostia! maman, grand-papa, Serge Ivanitch et encore quelqu’un viennent à votre rencontre.

– Qui est ce quelqu’un?

– Un monsieur affreux, qui fait de grands gestes avec les bras, comme cela, dit Tania, imitant Katavasof.

– Est-il vieux ou jeune? demanda Levine en riant; – pourvu que ce ne soit pas un fâcheux!» pensa-t-il.

Au tournant du chemin il reconnut Katavasof, marchant en tête des autres, et agitant les bras ainsi que l’avait remarqué Tania.

Katavasof aimait à parler philosophie de son point de vue de naturaliste, et Levine avait souvent discuté avec lui à Moscou en laissant parfois à son adversaire l’illusion de l’avoir convaincu. Une de ces discussions lui revint à la mémoire, et il se promit de ne plus exprimer légèrement ses pensées. Il s’informa de sa femme lorsqu’il eut rejoint ses hôtes.

«Elle s’est installée dans le bois avec Mitia, trouvant qu’il faisait trop chaud dans la maison, répondit Dolly; – cette nouvelle contraria Levine, qui trouvait toujours dangereux d’emmener l’enfant si loin.

– Cette jeune femme ne sait qu’inventer, dit le vieux prince; elle transporte son fils d’un coin à l’autre; je lui ai conseillé d’essayer de la cave à glace.

– Elle nous rejoindra aux ruches; elle croyait que tu y étais, ajouta Dolly, c’est le but de notre promenade.

– Que fais-tu de bon? demanda Serge Ivanitch à son frère en le retenant.

– Rien de particulier, et toi? Nous restes-tu quelque temps? nous t’avons longtemps attendu.

– Une quinzaine, j’ai fort à faire à Moscou.»

Les regards des deux frères se croisèrent, et Levine baissa les yeux sans trouver de réponse; voulant éviter la guerre de Serbie et la question slave, afin de ne pas retomber dans des discussions qui eussent troublé les rapports simples et cordiaux qu’il souhaitait conserver avec Serge Ivanitch, il lui demanda des nouvelles de son livre.

Kosnichef sourit.

«Personne n’y songe, moi moins qu’un autre. – Vous verrez que nous aurons de la pluie, Daria Alexandrovna, dit-il en montrant des nuages qui s’amoncelaient au-dessus des arbres.»

Levine s’approcha de Katavasof.

«Quelle bonne idée vous avez eue de nous venir, dit-il.

– J’en avais le désir depuis longtemps; nous allons bavarder à loisir. Avez-vous lu Spencer?

– Pas jusqu’au bout, il m’est inutile.

– Comment cela? Vous m’étonnez.

– Je veux dire qu’il ne m’aidera pas plus que les autres à résoudre certaines questions. Au reste, nous en reparlerons, ajouta Levine, frappé de la gaîté qu’exprima la physionomie de Katavasof; puis, craignant de se laisser entraîner à discuter, il conduisit ses hôtes par un étroit sentier jusqu’à une prairie non fauchée, et les installa, à l’ombre de jeunes trembles, sur des bancs préparés à cet effet; lui-même alla chercher du pain, du miel et des concombres dans l’izba auprès de laquelle étaient disposées les ruches. Du mur où il était suspendu, il détacha un masque en fil de fer, s’en couvrit la tête, et, les mains cachées dans ses poches, il pénétra dans l’enclos réservé aux abeilles, où les ruches, rangées par ordre, avaient pour lui chacune une histoire. Là, au milieu des insectes bourdonnants, il fut heureux de se retrouver seul un moment pour réfléchir et se recueillir; il sentait la vie réelle reprendre ses droits et rabaisser ses pensées. N’avait-il déjà pas trouvé moyen de gronder son cocher, de se montrer froid pour son frère, et de dire des choses inutiles à Katavasof?

«Serait-il possible que mon bonheur n’eût été qu’une impression fugitive qui se dissipera sans laisser de traces?»

Mais, en rentrant en lui-même, il retrouva ses impressions intactes; un phénomène s’était évidemment accompli dans son âme; la vie réelle, qu’il venait d’effleurer, n’avait fait que répandre un nuage sur ce calme intérieur. De même que les abeilles en bourdonnant autour de lui, et en l’obligeant à se défendre, ne portaient pas atteinte à ses forces physiques, ainsi, sa nouvelle liberté résistait aux légères attaques qu’y avaient faites les incidents des dernières heures.

XV

«Sais-tu, Kostia, avec qui Serge Ivanitch vient de voyager? dit Dolly après avoir donné à chacun de ses enfants sa part de concombres et de miel. Avec Wronsky: il se rend en Serbie.

– Il n’y va pas seul, il y mène à ses frais tout un escadron, ajouta Katavasof.

– Voilà qui lui convient! répondit Levine. Mais expédiez-vous encore des volontaires?» ajouta-t-il en regardant son frère.

Serge Ivanitch, occupé à dégager une abeille prise dans du miel au fond d’une tasse, ne répondit pas.

«Comment, si nous en expédions! s’écria Katavasof mordant au concombre; si vous nous aviez vus hier!

– Je vous en supplie, expliquez-moi où vont tous ces héros, et contre qui ils guerroient! demanda le vieux prince en s’adressant à Kosnichef.

– Contre les Turcs, répondit celui-ci souriant tranquillement et remettant sur ses pattes son abeille délivrée.

– Mais qui donc a déclaré la guerre aux Turcs? Seraient-ce la comtesse Lydie et Mme Stahl?

– Personne n’a déclaré la guerre, mais, touchés des souffrances de nos frères, nous cherchons à leur venir en aide.

– Ce n’est pas là ce qui étonne le prince, dit Levine en prenant le parti de son beau-père, mais il trouve étrange que, sans y être autorisés par le gouvernement, des particuliers osent prendre part à une guerre.

– Pourquoi des particuliers n’auraient ils pas ce droit? Expliquez-nous votre théorie, demanda Katavasof.

– Ma théorie, la voici: faire la guerre est si terrible qu’aucun homme, sans parler ici de chrétiens, n’a le droit d’assumer la responsabilité de la déclarer; cette tache incombe aux gouvernements; les citoyens doivent même renoncer à toute volonté personnelle lorsqu’une déclaration de guerre devient inévitable. Le bon sens suffit en dehors de toute science politique, pour indiquer que c’est là exclusivement une question d’État.»