«Bon Dieu! j’ai couvert la table de mes griffonnages, dit-elle en déposant la craie, après un moment de silence, avec un mouvement qui indiquait l’intention de se lever.
– Comment ferai-je pour rester sans elle? pensa Levine avec terreur.
– Attendez, dit-il en s’asseyant près de la table. Il y a longtemps que je voulais vous demander une chose.»
Elle le regarda de ses yeux caressants, mais un peu inquiets.
«Demandez.
– Voici», dit-il, prenant la craie et écrivant les lettres q, v, a, d, c, e, i, e, i, a, o, t? qui étaient les premières des mots: «Quand vous avez dit c’est impossible, était-ce impossible alors ou toujours?» Il était peu vraisemblable que Kitty pût comprendre cette question compliquée. Levine la regarda néanmoins de l’air d’un homme dont la vie dépendait de l’explication de cette phrase.
Elle réfléchit sérieusement, appuya le front sur sa main, et se mit à déchiffrer avec attention, interrogeant parfois Levine des yeux.
«J’ai compris, dit-elle en rougissant.
– Quel est ce mot? demanda-t-il indiquant l’i du mot impossible.
– Cette lettre signifie impossible. Le mot n’est pas juste», répondit-elle.
Il effaça brusquement ce qu’il avait écrit, et lui tendit la craie. Elle écrivit: a, j, n, p, r, d.
Dolly apercevant sa sœur la craie en main, un sourire timide et heureux sur les lèvres, levant les yeux vers Levine qui se penchait sur la table en attachant un regard brillant tantôt sur elle, tantôt sur le drap, se sentit consolée de sa conversation avec Alexis Alexandrovitch; elle vit Levine rayonner de joie; il avait compris la réponse: «Alors je ne pouvais répondre différemment.»
Il regarda Kitty d’un air craintif et interrogateur.
«Alors seulement?
– Oui, répondit le sourire de la jeune fille.
– Et… maintenant? demanda-t-il.
– Lisez, je vais vous avouer ce que je souhaiterais; et vivement elle traça les premières lettres des mots: «Que vous puissiez pardonner et oublier.»
À son tour il saisit la craie de ses doigts émus et tremblants, et répondit de la même façon: «Je n’ai jamais cessé de vous aimer».
Kitty le regarda et son sourire s’arrêta.
«J’ai compris, murmura-t-elle.
– Vous jouez au secrétaire? dit le vieux prince, s’approchant d’eux;… mais si tu veux venir au théâtre, il est temps de partir.»
Levine se leva et reconduisit Kitty jusqu’à la porte. Cet entretien décidait tout: Kitty avait avoué qu’elle l’aimait, et lui avait permis de venir le lendemain matin parler à ses parents.
XIV
Kitty partie, Levine sentit l’inquiétude le gagner; il eut peur, comme de la mort, des quatorze heures qui lui restaient à passer avant d’arriver à ce lendemain où il la reverrait. Pour tromper le temps, il éprouvait le besoin impérieux de ne pas rester seul, de parler à quelqu’un. Stépane Arcadiévitch, qu’il eût voulu garder, allait soi-disant dans le monde, mais en réalité au ballet. Levine ne put que lui dire qu’il était heureux, et n’oublierait jamais, jamais, ce qu’il lui devait.
«Hé quoi? tu ne parles donc plus de mourir? dit Oblonsky en serrant la main de son ami d’un air attendri.
– Non!» répondit celui-ci.
Dolly aussi le félicita presque en prenant congé de lui, ce qui déplut à Levine: nul ne devait se permettre de faire allusion à son bonheur. Pour éviter la solitude, il s’accrocha à son frère.
«Où vas-tu?
– À une séance.
– Puis-je t’accompagner?
– Pourquoi pas, dit en souriant Serge Ivanitch. Que t’arrive-t-il aujourd’hui?
– Ce qui m’arrive? le bonheur, répondit Levine en baissant la glace de la voiture. Tu permets? J’étouffe. Pourquoi ne t’es-tu jamais marié?»
Serge Ivanitch sourit:
«Je suis enchanté, c’est une charmante fille, commença-t-il.
– Non, ne dis rien, rien!» s’écria Levine, le prenant par le collet de sa pelisse et lui couvrant la figure de sa fourrure. «Une charmante fille»… quelles paroles banales! et combien peu elles répondaient à ses sentiments!
Serge Ivanitch éclata de rire, ce qui ne lui arrivait pas souvent. «Puis-je dire au moins que je suis bien content?
– Demain, mais pas un mot de plus, rien, rien, silence. Je t’aime beaucoup… De quoi sera-t-il question aujourd’hui à la réunion?» demanda Levine sans cesser de sourire.
Ils étaient arrivés. Pendant la séance, Levine écouta le secrétaire bégayer le protocole qu’il ne comprenait pas; mais on lisait sur le visage de ce secrétaire que ce devait être un bon, aimable et sympathique garçon; cela se voyait à la manière dont il bredouillait et se troublait en lisant. Puis vinrent les discours. On discutait sur la réduction de certaines sommes et sur l’installation de certains conduits. Serge Ivanitch attaqua deux membres de la commission, et prononça contre eux un discours triomphant. Après quoi un autre personnage se décida, à la suite d’un accès de timidité, à répondre en peu de mots d’une façon charmante, quoique pleine de fiel. À son tour Swiagesky s’exprima noblement et éloquemment. Levine écoutait toujours et sentait bien que les sommes réduites, les conduits et le reste n’avaient rien de sérieux, que c’était un prétexte pour réunir d’aimables gens qui s’entendaient à merveille. Personne n’éprouvait de gêne, et Levine remarqua avec étonnement, grâce à de légers indices auxquels jadis il n’aurait fait aucune attention, qu’il pénétrait maintenant les pensées de chacun des assistants, lisait dans leurs âmes, et voyait combien c’étaient d’excellentes natures. Et il sentait que l’objet de leurs préférences était lui, Levine, qu’ils aimaient tous. Ils semblaient, ceux même qui ne le connaissaient pas, lui parler, le regarder d’un air caressant et aimable.
«Eh bien, es-tu content? demanda Serge Ivanitch.
– Très content, jamais je n’aurais cru que ce fût aussi intéressant.»
Swiagesky s’approcha des deux frères et engagea Levine à venir prendre une tasse de thé chez lui. «Charmé», répondit celui-ci oubliant ses anciennes préventions, et il s’informa aussitôt de Mme Swiagesky et de sa sœur. Et par une étrange filiation d’idées, comme la belle-sœur de Swiagesky l’avait fait penser au mariage, il en conclut que personne n’écouterait aussi volontiers qu’elle et sa sœur le récit de son bonheur. Aussi fut-il enchanté de l’idée d’aller les voir.
Swiagesky le questionna sur ses affaires, se refusant toujours à admettre qu’on pût découvrir quelque chose qui n’eût déjà été découvert en Europe, mais sa thèse ne contraria nullement Levine. Swiagesky devait être dans le vrai sur tous les points, et Levine admira la douceur et la délicatesse avec lesquelles il évita de le prouver trop nettement.