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Les dames furent charmantes: Levine crut deviner qu’elles savaient tout, et qu’elles prenaient part à sa joie, mais que par discrétion elles évitaient d’en parler. Il resta trois heures, causant de sujets variés, et faisant allusion tout le temps à ce qui remplissait son âme, sans remarquer qu’il ennuyait ses hôtes mortellement et qu’ils tombaient de sommeil. Enfin Swiagesky le reconduisit en bâillant jusqu’à l’antichambre, fort étonné de l’attitude de son ami. Levine rentra à l’hôtel entre une heure et deux heures du matin, et s’épouvanta à la pensée de passer dix heures seul, en proie à son impatience. Le garçon de service, qui veillait dans le corridor, lui alluma des bougies et allait se retirer, lorsque Levine l’arrêta. Ce garçon s’appelait Yégor: jamais jusque-là il n’avait fait attention à lui; mais il s’aperçut soudain que c’était un brave homme, intelligent, et surtout plein de cœur.

«Dis donc, Yégor, c’est dur de ne pas dormir!

– Que faire! c’est notre métier, on a la vie plus douce chez les maîtres, mais on y a moins de profits.»

Il se trouva que Yégor était père d’une famille de quatre enfants, trois garçons et une fille, qu’il comptait marier à un commis bourrelier.

À ce propos Levine communiqua à Yégor ses idées sur l’amour dans le mariage, et lui fit remarquer qu’en aimant on est toujours heureux parce que notre bonheur est en nous-mêmes. Yégor écouta attentivement et comprit évidemment la pensée de Levine, mais il la confirma par une réflexion inattendue; c’est que lorsque lui, Yégor, avait servi de bons maîtres, il avait toujours été content d’eux, et qu’actuellement encore il était content de son maître, quoique ce fût un Français.

«Quel excellent homme!» pensa Levine. «Et toi, Yégor, aimais-tu ta femme quand tu t’es marié?

– Comment ne l’aurais-je pas aimée!» répondit Yégor. Et Levine remarqua combien Yégor mettait d’empressement à lui dévoiler ses plus intimes pensées.

«Ma vie aussi a été extraordinaire, commença-t-il, les yeux brillants, gagné par l’enthousiasme de Levine comme on est gagné par la contagion du bâillement; depuis mon enfance…» Mais la sonnette retentit; Yégor sortit, Levine se retrouva seul. Bien qu’il n’eût presque pas dîné, qu’il eût refusé le thé et le souper chez Swiagesky, il n’aurait pu manger, et, après une nuit d’insomnie, il ne songeait pas à dormir; il étouffait dans sa chambre, et malgré le froid il ouvrit un vasistas, et s’assit sur une table en face de la fenêtre. Au-dessus des toits couverts de neige s’élevait la croix ciselée d’une église, et plus haut encore la constellation du Cocher. Tout en aspirant l’air qui pénétrait dans sa chambre, il regardait tantôt la croix, tantôt les étoiles, s’élevant comme dans un rêve parmi les images et les souvenirs évoqués par son imagination.

Vers quatre heures du matin, des pas retentirent dans le corridor; il entr’ouvrit sa porte et vit un joueur attardé rentrant du club. C’était un nommé Miaskine que Levine connaissait; il marchait en toussant, sombre et renfrogné. «Pauvre malheureux!» pensa Levine, dont les yeux se remplirent de larmes de pitié; il voulut l’arrêter pour lui parler et le consoler, mais, se rappelant qu’il était en chemise, il retourna s’asseoir pour se baigner dans l’air glacé et regarder cette croix de forme étrange, significative pour lui dans son silence, et au-dessus d’elle la belle étoile brillante qui montait à l’horizon.

Vers sept heures, les frotteurs commencèrent à faire du bruit, les cloches sonnèrent un office matinal, et Levine sentit que le froid le gagnait. Il ferma la fenêtre, fit sa toilette et sortit.

XV

Les rues étaient encore désertes lorsque Levine se trouva devant la maison Cherbatzky; tout le monde dormait et la porte d’entrée principale était fermée. Il retourna à l’hôtel et demanda du café. Le garçon qui le lui apporta n’était plus Yégor; Levine voulut entamer la conversation; malheureusement, on sonna et le garçon sortit; il essaya de prendre son café, mais sans pouvoir avaler le morceau de kalatch qu’il mit dans sa bouche; il remit alors son paletot et retourna à la maison Cherbatzky. On commençait seulement à se lever; le cuisinier partait pour le marché. Bon gré mal gré, il fallut se résoudre à attendre une couple d’heures. Levine avait vécu toute la nuit et toute la matinée dans un complet état d’inconscience et au-dessus des conditions matérielles de l’existence; il n’avait ni dormi ni mangé, s’était exposé au froid pendant plusieurs heures presque sans vêtements, et non seulement il était frais et dispos, mais il se sentait affranchi de toute servitude corporelle, maître de ses forces, et capable des actions les plus extraordinaires, comme de s’envoler dans les airs ou de faire reculer les murailles de la maison. Il rôda dans les rues pour passer le temps qui lui restait à attendre, consultant sa montre à chaque instant, et regardant autour de lui. Ce qu’il vit ce jour-là, il ne le revit jamais; il fut surtout frappé par des enfants allant à l’école, des pigeons au plumage changeant, voletant des toits au trottoir, des saikis[2], saupoudrées de farine qu’une main invisible exposa sur l’appui d’une fenêtre. Tous ces objets tenaient du prodige: l’enfant courut vers un des pigeons et regarda Levine en souriant; le pigeon secoua ses ailes et brilla au soleil au travers d’une fine poussière de neige, et un parfum de pain chaud se répandit par la fenêtre où apparurent les saikis. Tout cela réuni produisit sur Levine une impression si vive qu’il se prit à rire et à pleurer de joie. Après avoir fait un grand tour par la rue des Gazettes et la Kislowka, il rentra à l’hôtel, s’assit, posa sa montre devant lui, et attendit que l’aiguille approchât de midi. Lorsque enfin il quitta l’hôtel, des isvoschiks l’entourèrent avec des visages heureux, se disputant à qui lui offrirait ses services. Évidemment, ils savaient tout. Il en choisit un, et pour ne pas froisser les autres, leur promit de les prendre une autre fois; puis il se fit conduire chez les Cherbatzky. L’isvoschik était charmant avec le col blanc de sa chemise ressortant de son caftan, et serrant son cou vigoureux et rouge; il avait un traîneau commode, plus élevé que les traîneaux ordinaires (jamais Levine ne retrouva son pareil), attelé d’un bon cheval qui faisait de son mieux pour courir, mais qui n’avançait pas. L’isvoschik connaissait la maison Cherbatzky; il s’arrêta devant la porte en arrondissant les bras et se tourna vers Levine avec respect, en disant «prrr» à son cheval. Le suisse des Cherbatzky savait tout, bien certainement; cela se voyait à son regard souriant, à la façon dont il dit:

«Il y a longtemps que vous n’êtes venu, Constantin Dmitritch!»

Non seulement il savait tout, mais il était plein d’allégresse et s’efforçait de cacher sa joie. Levine sentit une nuance nouvelle à son bonheur en rencontrant le bon regard du vieillard.

«Est-on levé?

– Veuillez entrer. Laissez-nous cela ici, – ajouta le suisse en souriant, lorsque Levine voulut revenir sur ses pas pour prendre son bonnet de fourrure. Cela devait avoir une signification quelconque.

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[2] Espèce de gâteaux.