Bien qu’il se sentît toujours gêné et mal à l’aise, cette tension d’esprit n’empêcha pas son bonheur de grandir; il s’était imaginé que, si le temps qui précédait son mariage ne sortait pas absolument des traditions ordinaires, sa félicité en serait atteinte; mais, quoiqu’il fît exactement ce que chacun faisait en pareil cas, au lieu de diminuer, cette félicité prenait des proportions extraordinaires.
«Maintenant, faisait remarquer Mlle Linon, nous aurons des bonbons tant que nous voudrons»; et Levine courait acheter des bonbons.
«Je vous conseille de prendre des bouquets chez Famine» disait Swiagesky, et il courait chez Famine.
Son frère fut d’avis qu’il devait emprunter de l’argent pour les cadeaux et les autres dépenses du moment.
«Les cadeaux? vraiment?» et il partait, au galop, acheter des bijoux chez Fulda. Chez le confiseur, chez Famine, chez Fulda, chacun semblait l’attendre, et chacun semblait heureux et triomphant comme lui; chose remarquable, son enthousiasme était partagé de ceux mêmes qui autrefois lui avaient paru froids et indifférents; on l’approuvait en tout, on traitait ses sentiments avec délicatesse et douceur, on partageait la conviction qu’il exprimait d’être l’homme le plus heureux de la terre, parce que sa fiancée était la perfection même. Et Kitty éprouvait des impressions analogues.
La comtesse Nordstone s’étant permis une allusion aux espérances plus brillantes qu’elle avait conçues pour son amie, Kitty se mit en colère, et protesta si vivement de l’impossibilité pour elle de préférer personne à Levine, que la comtesse convint qu’elle avait raison. Depuis lors elle ne rencontra jamais Levine en présence de sa fiancée sans un sourire enthousiaste.
Un des incidents les plus pénibles de cette époque de leur vie fut celui des explications promises. Sur l’avis du vieux prince, Levine remit à Kitty un journal contenant ses aveux écrits jadis à l’intention de celle qu’il épouserait. Des deux points délicats qui le préoccupaient, celui qui passa presque inaperçu fut son incrédulité: croyante elle-même et incapable de douter de sa religion, le manque de piété de son fiancé laissa Kitty indifférente; ce cœur que l’amour lui avait fait connaître, renfermait ce qu’elle avait besoin d’y trouver; peu lui importait qu’il qualifiât l’état de son âme d’incrédulité. Mais le second aveu lui fit verser des larmes amères.
Levine ne s’était pas décidé à cette confession sans un grand combat intérieur; il s’y était résolu parce qu’il ne voulait pas de secrets entre eux; mais il ne s’était pas identifié aux impressions d’une jeune fille à cette lecture. L’abîme qui séparait son misérable passé de cette pureté de colombe lui apparut, lorsque, entrant un soir dans la chambre de Kitty avant d’aller au spectacle, il vit son charmant visage baigné de larmes; il comprit alors le mal irréparable dont il était cause et en fut épouvanté.
«Reprenez ces terribles cahiers, dit-elle, repoussant les feuilles posées sur sa table. Pourquoi me les avez-vous donnés! Au reste, cela vaut mieux, ajouta-t-elle prise de pitié à la vue du désespoir de Levine. Mais c’est affreux, affreux!»
Il baissa la tête, incapable d’un mot de réponse.
«Vous ne me pardonnerez pas! murmura-t-il.
– Si, j’ai pardonné; mais c’est affreux!»
Cet incident n’eut cependant pas d’autre effet que d’ajouter une nuance de plus à son immense bonheur, il en comprit encore mieux le prix après ce pardon.
XVII
En rentrant dans sa chambre solitaire, Alexis Alexandrovitch se rappela involontairement une à une les conversations du dîner et de la soirée; les paroles de Dolly n’avaient réussi qu’à lui donner sur les nerfs. Appliquer les préceptes de l’Évangile à une situation comme la sienne, était chose trop difficile pour être traitée aussi légèrement; d’ailleurs, cette question, il l’avait jugée, et jugée négativement. De tout ce qui s’était dit ce jour-là, c’était l’expression de cet honnête imbécile de Tourovtzine qui avait le plus vivement frappé son imagination:
«Il s’est bravement conduit, car il a provoqué son rival et l’a tué.»
Évidemment cette conduite était approuvée de tous, et si on ne l’avait pas dit ouvertement, c’était par pure politesse.
«À quoi bon y penser? la question n’était-elle pas résolue?» et Alexis Alexandrovitch ne songea plus qu’à préparer son départ et sa tournée d’inspection.
Il se fit servir du thé, prit l’indicateur des chemins de fer, et y chercha les heures de départ pour organiser son voyage.
En ce moment le domestique lui apporta deux dépêches. Alexis Alexandrovitch les ouvrit; la première lui annonçait la nomination de Strémof à la place que lui-même avait ambitionnée. Karénine rougit, jeta le télégramme, et se prit à marcher dans la chambre. «Quos vult perdere Jupiter dementat», se dit-il, appliquant quos à tous ceux qui avaient contribué à cette nomination. Il était moins contrarié de n’avoir pas été lui-même nommé, que de voir Strémof, ce bavard, ce phraseur, à cette place; ne comprenaient-ils pas qu’ils se perdaient, qu’ils compromettaient leur «prestige» avec des choix semblables!
«Quelque autre nouvelle du même genre», pensa-t-il avec amertume en ouvrant la seconde dépêche. Elle était de sa femme; son nom «Anna» au crayon bleu lui sauta aux yeux: «Je meurs, je vous supplie d’arriver, je mourrai plus tranquille si j’ai votre pardon».
Il lut ces mots avec un sourire de mépris et jeta le papier à terre. «Quelque nouvelle ruse», telle fut sa première impression. «Il n’est pas de supercherie dont elle ne soit capable; elle doit être sur le point d’accoucher, et il s’agit de ses couches… Mais quel peut être son but? Rendre la naissance de l’enfant légale? me compromettre? empêcher le divorce? La dépêche dit «je meurs»… Il relut le télégramme, et cette fois le sens réel de son contenu le frappa. Si c’était vrai? si la souffrance, l’approche de la mort, l’amenaient à un repentir sincère? et si, l’accusant de vouloir me tromper, je refusais d’y aller? cela serait non seulement cruel, mais maladroit, et me ferait sévèrement juger.»
«Pierre, une voiture, je pars pour Pétersbourg», cria-t-il à son domestique.
Karénine décida qu’il verrait sa femme, quitte à repartir aussitôt si la maladie était feinte; dans le cas contraire, il pardonnerait, et, s’il arrivait trop tard, au moins pourrait-il lui rendre les derniers devoirs.
Ceci résolu, il n’y pensa plus pendant le voyage.
Alexis Alexandrovitch rentra à Pétersbourg fatigué de sa nuit en chemin de fer; il traversa la Perspective encore déserte, regardant devant lui, au travers du brouillard matinal, sans vouloir réfléchir sur ce qui l’attendait chez lui. Il n’y pouvait songer qu’avec l’idée persistante que cette mort couperait court à toutes les difficultés. Des boulangers, des isvoschiks de nuit, des dvorniks balayant les trottoirs, des boutiques fermées, passaient comme un éclair devant ses yeux: il remarquait tout, et cherchait à étouffer l’espérance qu’il se reprochait d’éprouver. Arrivé devant sa maison, il vit un isvoschik, et une voiture avec un cocher endormi, arrêtés à la porte d’entrée. Devant le vestibule, Alexis Alexandrovitch fit encore un effort de décision, arraché, lui semblait-il, du coin le plus reculé de son cerveau, et qui se formulait ainsi: «Si elle me trompe, je resterai calme et repartirai; si elle a dit vrai, je respecterai les convenances.»