Mais Strémof, piqué au vif, avait imaginé une tactique à laquelle son adversaire ne s’attendait pas: entraînant plusieurs membres du comité à sa suite, il passa tout à coup dans le camp de Karénine, et, non content d’appuyer les mesures proposées par celui-ci avec chaleur, il en proposa d’autres, dans le même sens, qui dépassèrent de beaucoup les intentions d’Alexis Alexandrovitch.
Poussées à l’extrême, ces mesures parurent si absurdes, que le gouvernement, l’opinion publique, les dames influentes, les journaux, furent tous indignés, et leur mécontentement rejaillit sur le père de la commission, Karénine.
Enchanté du succès de sa ruse, Strémof prit un air innocent, s’étonna des résultats obtenus, et se retrancha derrière la foi aveugle que lui avait inspirée le plan de son collègue. Alexis Alexandrovitch, quoique malade et très affecté de tous ces ennuis, ne se rendit pas. Une scission se produisit au sein du comité; les uns, avec Strémof, expliquèrent leur erreur par un excès de confiance, et déclarèrent les rapports de la commission d’inspection absurdes; les autres, avec Karénine, redoutant cette façon révolutionnaire de traiter une commission, la soutinrent. Les sphères officielles, et même la société, virent s’embrouiller cette intéressante question à tel point, que la misère et la prospérité des populations étrangères devinrent également problématiques. La position de Karénine, déjà minée par le mauvais effet que produisaient ses malheurs domestiques, parut chanceler. Il eut alors le courage de prendre une résolution hardie: au grand étonnement de la commission il déclara qu’il demandait l’autorisation d’aller étudier lui-même ces questions sur les lieux, et, l’autorisation lui ayant été accordée, il partit pour un gouvernement lointain.
Ce départ fit grand bruit, d’autant plus qu’il refusa officiellement les frais de déplacement fixés à douze chevaux de poste.
Alexis Alexandrovitch passa par Moscou et s’y arrêta trois jours.
Le lendemain de son arrivée, comme il venait de rendre visite au général gouverneur, il s’entendit héler, dans la rue des Gazettes, à l’endroit où se croisent en grand nombre les voitures de maîtres et les isvostchiks, et, se retournant à l’appel d’une voix gaie et sonore, il aperçut Stépane Arcadiévitch sur le trottoir. Vêtu d’un paletot à la dernière mode, le chapeau avançant sur son front brillant de jeunesse et de santé, il appelait avec une telle persistance, que Karénine dut s’arrêter. Dans la voiture, à la portière de laquelle Stépane Arcadiévitch s’appuyait, était une femme en chapeau de velours avec deux enfants; elle faisait des gestes de la main en souriant amicalement. C’étaient Dolly et ses enfants.
Alexis Alexandrovitch ne comptait pas voir de monde à Moscou, le frère de sa femme moins que personne; aussi voulut-il continuer son chemin après avoir salué; mais Oblonsky fit signe au cocher d’arrêter et courut dans la neige jusqu’à la voiture.
«Depuis quand es-tu ici? N’est-ce pas un péché de ne pas nous prévenir? J’ai vu hier soir chez Dusseaux le nom de Karénine sur la liste des arrivants, et l’idée ne m’est pas venue que ce fût toi, dit-il en passant sa tête à la portière et en secouant la neige de ses pieds en les frappant l’un contre l’autre. Comment ne pas nous avoir avertis?
– Le temps m’a manqué, je suis très occupé, répondit sèchement Alexis Alexandrovitch.
– Viens voir ma femme, elle le désire beaucoup.»
Karénine ôta le plaid qui recouvrait ses jambes frileuses et, quittant sa voiture, se fraya un chemin dans la neige jusqu’à celle de Dolly.
«Que se passe-t-il donc, Alexis Alexandrovitch, pour que vous nous évitiez ainsi? dit celle-ci en souriant.
– Charmé de vous voir, répondit Karénine d’un ton qui prouvait clairement le contraire. Et votre santé?
– Que fait ma chère Anna?»
Alexis Alexandrovitch murmura quelques mots et voulut se retirer, mais Stépane Arcadiévitch l’en empêcha.
«Sais-tu ce que nous allons faire? Dolly, invite-le à dîner pour demain avec Kosnichef et Pestzoff, l’élite de l’intelligence moscovite.
– Venez, je vous en prie, dit Dolly, nous vous attendrons à l’heure qui vous conviendra, à cinq, à six heures, comme vous voudrez. Et ma chère Anna, il y a si longtemps…
– Elle va bien, murmura encore Alexis Alexandrovitch en fronçant le sourcil. Très heureux de vous avoir rencontrée.»
Et il regagna sa voiture.
«Vous viendrez?» cria encore Dolly. Karénine répondit quelques mots qui ne parvinrent pas jusqu’à elle.
«J’entrerai chez toi demain!» cria aussi Stépane Arcadiévitch.
Alexis Alexandrovitch s’enfonça dans sa voiture comme s’il eût voulu y disparaître.
«Quel original!» dit Stépane Arcadiévitch à Dolly; et regardant sa montre il fit un petit signe d’adieu caressant à sa femme et à ses enfants, et s’éloigna d’un pas ferme.
«Stiva, Stiva! lui cria Dolly en rougissant.
Il se retourna.
«Et l’argent pour les paletots des enfants?
– Tu diras que je passerai.»
Et il disparut, saluant gaiement au passage quelques personnes de connaissance.
VII
Le lendemain, c’était un dimanche, Stépane Arcadiévitch, entra au Grand-Théâtre pour y assister à la répétition du ballet; et, profitant de la demi-obscurité des coulisses, il offrit à une jolie danseuse qui débutait sous sa protection la parure de corail qu’il lui avait promise la veille. Il eut même le temps d’embrasser le visage radieux de la jeune fille, et de convenir avec elle du moment où il viendrait la prendre, après le ballet, pour l’emmener souper. Du théâtre, Stépane Arcadiévitch se rendit au marché pour y choisir lui-même du poisson et des asperges pour le dîner, et à midi il était chez Dusseaux, où trois voyageurs de ses amis avaient eu l’heureuse idée de se loger: Levine, de retour de son voyage, un nouveau chef fraîchement débarqué à Moscou pour une inspection, et enfin son beau-frère Karénine.
Stépane Arcadiévitch aimait à bien dîner; mais ce qu’il préférait encore, c’était d’offrir chez lui à quelques convives choisis un petit repas bien ordonné. Le menu qu’il combinait ce jour-là lui souriait: du poisson bien frais, des asperges, et comme pièce de résistance un simple mais superbe roastbeef. Quant aux convives, il comptait réunir Kitty et Levine et, afin de dissimuler cette rencontre, une cousine et le jeune Cherbatzky; le plat de résistance parmi les invités devait être Serge Kosnichef, le philosophe moscovite, joint à Karénine, l’homme d’action pétersbourgeois. Pour servir de trait d’union entre eux, il avait encore invité Pestzoff, un charmant jeune homme de cinquante ans, enthousiaste, musicien, bavard, libéral, qui mettrait tout le monde en train.