«Comme tu descends tard, dit en ce moment Oblonsky, étudiant la physionomie de Levine, à Dolly qui entrait au salon.
– Macha a mal dormi et m’a fatiguée», répondit Daria Alexandrovna.
Vassinka se leva un instant, salua et se rassit pour reprendre sa conversation avec Kitty; il lui parlait encore d’Anna, discutant la possibilité d’aimer dans ces conditions extralégales, et, quoique l’entretien déplût à la jeune femme, elle était trop inexpérimentée et trop naïve pour savoir y mettre un terme et dissimuler la gêne à la fois et l’espèce de plaisir que lui causaient les attentions du jeune homme. La crainte de la jalousie de son mari contribuait à son émotion, car elle savait d’avance qu’il interpréterait mal chacune de ses paroles, chacun de ses gestes.
«Où vas-tu, Kostia? lui demanda-t-elle d’un air coupable en le voyant sortir d’un pas délibéré.
– Je vais parler à un mécanicien allemand venu en mon absence», répondit-il sans la regarder, convaincu de l’hypocrisie de sa femme.
À peine fut-il dans son cabinet qu’il entendit le pas bien connu de Kitty descendant l’escalier avec une imprudente vivacité. Elle frappa à sa porte.
«Que veux-tu? Je suis occupé, dit-il sèchement.
– Excusez-moi, fit Kitty entrant et, s’adressant à l’Allemand: j’ai un mot à dire à mon mari.»
Le mécanicien voulut sortir, mais Levine l’arrêta.
«Ne vous dérangez pas.
– Je ne voudrais pas manquer le train de trois heures», fit remarquer l’Allemand.
Sans lui répondre, Levine sortit avec sa femme dans le corridor.
«Que voulez-vous? lui demanda-t-il froidement en français, sans vouloir remarquer son visage contracté par l’émotion.
– Je… je voulais te dire que cette vie est un supplice…, murmura-t-elle.
– Il y a du monde à l’office, ne faites pas de scènes», dit-il avec colère.
Kitty voulut l’entraîner dans une pièce voisine, mais Tania y prenait une leçon d’anglais; elle l’emmena au jardin.
Un jardinier y nettoyait les allées; peu soucieuse de l’effet que pouvait produire sur cet homme son visage couvert de larmes, Kitty avança rapidement, suivie de son mari, qui sentait comme elle le besoin d’une explication et d’un tête-à-tête, afin de rejeter loin d’eux le poids de leur tourment.
«Mais c’est un martyre qu’une existence pareille! pourquoi souffrons-nous ainsi, qu’ai-je fait? dit-elle lorsqu’ils eurent atteint un banc dans une allée isolée.
– Avoue que son attitude avait quelque chose de blessant, d’inconvenant? lui demanda Levine, serrant sa poitrine à deux mains comme l’avant-veille.
– Oui… répondit-elle, d’une voix tremblante, mais ne vois-tu pas, Kostia, que ce n’est pas ma faute? J’avais voulu dès le matin le remettre à sa place… Mon Dieu, pourquoi sont-ils tous venus! nous étions si heureux!» Et les sanglots étouffèrent sa voix.
Le jardinier, quand il les revit peu après avec des visages calmes et heureux, ne comprit pas ce qui avait pu se passer de joyeux sur ce banc isolé.
XV
Sa femme rentrée dans son appartement, Levine se rendit chez Dolly et la trouva très excitée, arpentant sa chambre de long en large, et grondant la petite Macha, qui, debout dans un coin, pleurait à chaudes larmes.
«Tu resteras là toute la journée, sans dîner, sans poupées, et tu n’auras pas de robe neuve, disait-elle, à bout de châtiments.
– Qu’a-t-elle fait? demanda. Levine, contrarié d’arriver mal à propos, car il voulait consulter sa belle-sœur.
– C’est une mauvaise fille! Ah! combien je regrette miss Elliott; cette gouvernante est une vraie machine! Figure-toi…»
Et elle raconta les méfaits de la coupable Macha.
«Je ne vois là rien de bien grave, c’est une gaminerie…
– Mais, qu’as-tu, toi? tu as l’air ému, que s’est-il passé?» demanda Dolly.
Et au ton dont elle fit ces questions, Levine sentit qu’il serait compris.
«Nous venons de nous quereller avec Kitty, c’est la seconde fois depuis l’arrivée de Stiva.»
Dolly le regarda de ses yeux intelligents.
«La main sur la conscience, dis-moi si ce jeune homme a un ton qui puisse non seulement être désagréable, mais intolérable pour un mari?
«Que veux-tu que je te dise… Selon les idées reçues dans le monde, il se conduit comme tous les jeunes gens, il fait la cour à une jeune femme, et un mari homme du monde en serait flatté.
– C’est ça, tu l’as remarqué?
– Non seulement moi, mais Stiva m’a fait, après le thé, la même remarque.
– Alors me voilà tranquille, je vais le chasser, dit Levine.
– As-tu perdu l’esprit? s’écria Dolly avec terreur, à quoi penses-tu, Kostia?… Va, dit-elle, s’interrompant pour se tourner vers l’enfant prête à quitter son coin, va trouver Fanny… Je t’en prie, laisse-moi parler à Stiva; il l’emmènera, on peut lui dire qu’on attend du monde…
– Non, non, je ferai l’exécution moi-même, cela m’amusera… Allons, Dolly, pardonne-lui», dit-il en montrant la petite criminelle debout près de sa mère, la tête basse et n’osant aller chez Fanny.
L’enfant, voyant sa mère radoucie, se jeta dans ses bras en sanglotant, et Dolly lui posa tendrement sa main amaigrie sur la tête.
«Il n’y a rien de commun entre ce garçon et nous», pensa Levine, se mettant en quête de Vassinka.
Dans le vestibule, il donna l’ordre d’atteler la calèche.
«Les ressorts se sont cassés hier, répondit le domestique.»
– Alors le tarantass, mais au plus vite.»
Vassinka mettait des guêtres pour monter à cheval, la jambe posée sur une chaise, lorsque Levine entra. Le visage de celui-ci avait une expression particulière, aussi Weslowsky ne put se dissimuler que son «petit brin de cour» n’était pas à sa place dans cette famille; il se sentit aussi mal à l’aise que peut l’être un jeune homme du monde.
«Vous montez à cheval en guêtres? lui demanda Levine, s’emparant d’une baguette qu’il avait cueillie le matin en faisant de la gymnastique.
– Oui, c’est plus propre», répondit Vassinka, achevant de boutonner sa guêtre.
C’était au fond un si bon enfant, que Levine se sentit honteux en remarquant la soudaine timidité de son hôte.
«Je voulais… – il s’arrêta confus, mais continua en se rappelant sa scène avec Kitty… – je voulais vous dire que j’ai fait atteler.
– Pourquoi? où allons-nous? demanda Vassinka étonné.
– Pour vous mener à la gare, dit Levine d’un air sombre.
– Partez-vous? est-il survenu quelque chose?