– Il est survenu que j’attends du monde, continua Levine, cassant sa baguette de plus en plus vivement; ou plutôt non, je n’attends personne, mais je vous prie de partir: interprétez mon impolitesse comme bon vous semblera.»
Vassinka se redressa avec dignité.
«Veuillez m’expliquer…
– Je n’explique rien, et vous ferez mieux de ne pas me questionner», dit Levine lentement, tâchant de rester calme et d’arrêter le tremblement convulsif de ses traits, mais continuant à briser sa baguette. Le geste et la tension des muscles dont Vassinka avait éprouvé la vigueur le matin même, en faisant de la gymnastique, convainquirent celui-ci mieux que des paroles. Il haussa les épaules, sourit dédaigneusement, salua et dit:
«Pourrai-je voir Oblonsky?
– Je vais vous l’envoyer, répondit Levine, que ce haussement d’épaules n’offensa pas; que lui reste-t-il d’autre à faire?» pensa-t-il.
«Mais cela n’a pas le sens commun, c’est du dernier ridicule! s’écria Stépane Arcadiévitch lorsqu’il rejoignit Levine au jardin, après avoir appris de Weslowsky qu’il était chassé. Quelle mouche t’a piquée? Si ce jeune homme…»
La place piquée se trouvait encore si sensible que Levine interrompit son beau-frère dans les explications qu’il voulait lui donner.
«Ne prends pas la peine de disculper ce jeune homme; je suis désolé, aussi bien à cause de toi que de lui, mais il se consolera facilement, tandis que pour ma femme et pour moi sa présence devenait intolérable.
– Jamais je ne t’aurais cru capable d’une action semblable; on peut être jaloux, mais pas à ce point!»
Levine lui tourna le dos, et continua à marcher dans l’allée, en attendant le départ. Bientôt il entendit un bruit de roues, et vit passer au travers des arbres Vassinka assis sur du foin (le tarantass n’avait pas même de siège), les rubans de son béret flottant derrière lui à la moindre secousse.
«Qu’est-ce encore?» pensa Levine voyant le domestique sortir en courant de la maison pour arrêter la véhicule: c’était afin d’y placer le mécanicien qu’on avait oublié, et qui prit place, en saluant, auprès de Vassinka.
Serge Ivanitch et la princesse furent outrés de la conduite de Levine; lui-même se sentait ridicule au suprême degré; mais, en songeant à ce que Kitty et lui avaient souffert, il s’avoua qu’au besoin il eût recommencé. On se retrouva le soir avec une recrudescence de gaieté, comme des enfants après une punition, ou des maîtres de maison au lendemain d’une réception officielle pénible; chacun se sentait soulagé, et Dolly fit rire Warinka aux larmes, en lui racontant pour la troisième fois, et toujours avec de nombreuses amplifications, ses propres émotions. Elle avait, disait-elle, réservé en l’honneur de leur hôte une paire de délicieuses bottines toutes neuves; le moment de les produire était venu; elle entrait au salon, lorsqu’un bruit de ferraille dans l’avenue l’attira à la fenêtre. Quel spectacle s’offrait à sa vue! Vassinka lui-même, son petit béret, ses rubans flottants, ses romances et ses guêtres, ignominieusement assis sur du foin! Si du moins on lui avait attelé une voiture! mais non! Tout à coup on l’arrête… Dieu merci! on s’est ravisé, on a pris pitié de lui… Pas du tout: c’est un gros Allemand qu’on ajoute à son malheur! Décidément, l’effet des bottines était manqué!
XVI
Daria Alexandrovna, tout en craignant d’être désagréable aux Levine, qui redoutaient un rapprochement avec Wronsky, tenait à aller voir Anna pour lui prouver que son affection n’avait pas varié. Le petit voyage qu’elle projetait offrait certaines difficultés, et, afin de ne pas gêner son beau-frère, elle voulut louer des chevaux au village. Dès que Levine en fut averti, il vint adresser de vifs reproches à sa belle-sœur.
«Pourquoi t’imagines-tu me faire de la peine en allant chez Wronsky? Quand d’ailleurs cela serait, tu m’affligerais plus encore en te servant d’autres chevaux que des miens; ceux qu’on te louera ne pourront jamais faire 70 verstes d’une traite.»
Dolly finit par se soumettre, et au jour indiqué, Levine lui ayant fait préparer un relais à mi-chemin, elle se mit en route, sous la protection du teneur de livres, qu’on avait, pour plus de sécurité, placé près du cocher en guise de valet de pied. L’attelage n’était pas beau, mais capable de fournir une longue course, et Levine, outre qu’il accomplissait un devoir d’hospitalité, économisait ainsi à Dolly une dépense lourde dans l’état actuel de ses finances.
Le jour commençait à poindre quand Daria Alexandrovna partit; bercée par l’allure régulière des chevaux, elle s’assoupit, et ne se réveilla qu’au relais; là elle prit du thé chez le riche paysan où Levine, en allant chez Swiagesky, s’était autrefois arrêté, et, après s’être reposée en bavardant avec le vieillard et les jeunes femmes, elle continua son voyage.
Dolly, dans sa vie occupée et absorbée par ses devoirs maternels, avait peu le temps de réfléchir; aussi cette course solitaire de quatre heures lui fournit-elle une rare occasion de méditer sur son passé et de le considérer sous ses différents aspects.
Elle pensa d’abord à ses enfants, recommandés aux soins de sa mère et de sa sœur (c’était sur celle-ci qu’elle comptait particulièrement). «Pourvu que Macha ne fasse plus de sottises, que Gricha n’aille pas attraper quelque coup de pied de cheval, et que Lili ne se donne pas d’indigestion!» se dit-elle. D’autres préoccupations, plus importantes, succédèrent à ces petits soucis du moment: elle devait changer d’appartement en rentrant à Moscou, il faudrait rafraîchir le salon; sa fille aînée aurait besoin d’une fourrure pour l’hiver! Puis vinrent d’autres questions graves: Comment ferait-elle pour continuer convenablement l’éducation des enfants? Les filles l’inquiétaient peu, mais les garçons? Elle avait pu s’occuper elle-même de Gricha cet été, parce que par extraordinaire sa santé ne l’en avait pas empêchée; mais qu’une grossesse survînt… Et elle songea qu’il était injuste de considérer les douleurs de l’enfantement comme le signe de la malédiction qui pèse sur la femme:
«C’est si peu de chose, comparé aux misères de la grossesse!» Et elle se rappela sa dernière épreuve en ce genre et la perte de son enfant! Ce souvenir lui remit en mémoire son entretien avec la jeune femme, fille du vieux paysan chez qui elle avait pris le thé; interrogée sur le nombre de ses enfants, la paysanne avait répondu que sa fille unique était morte pendant le carême.
«Tu en es bien triste?
– Oh non; le grand-père ne manque pas de petits-enfants, et celle-là n’était qu’un souci de plus. Que peut-on faire avec un nourrisson sur les bras? C’est un obstacle à tout.»
Cette réponse avait paru révoltante à Dolly dans la bouche d’une femme dont la physionomie exprimait la bonté.
«En résumé, pensa-t-elle, se rappelant ses quinze années de mariage, ma jeunesse s’est passée à avoir mal au cœur, à me sentir maussade, dégoûtée de tout, et à paraître hideuse, car si notre jolie Kitty enlaidit pour le moment, combien n’ai-je pas dû être affreuse!» Et elle tressaillit en songeant à ses souffrances, à ses longues insomnies, aux misères de l’allaitement, à l’énervement et à l’irritabilité qui en résultaient! puis, c’étaient les maladies des enfants, les mauvais penchants à combattre, les frais d’éducation, le latin et ses difficultés, et, pis que tout, la mort! Son cœur de mère saignait cruellement encore de la perte de son dernier-né, enlevé par le croup; elle se rappela sa douleur solitaire devant ce petit front blanc, entouré de cheveux frisés, de cette bouche étonnée et entr’ouverte, au moment où retombait le couvercle du cercueil rose brodé d’argent. Elle avait été seule à pleurer, et l’indifférence générale lui avait été une douleur de plus.