«Et pourquoi tout cela? quel sera le résultat de cette vie pleine de soucis, si ce n’est une famille pauvre et mal élevée? Qu’aurais-je fait cet été si les Levine ne m’avaient invitée à venir chez eux? Mais, quelque affectueux et délicats qu’ils soient, ils ne pourront recommencer, car à leur tour ils auront des enfants qui rempliront la maison. Papa s’est presque dépouillé pour nous, lui non plus ne pourra pas m’aider; comment arriverai-je à faire des hommes de mes fils? Il faudra chercher des protections, m’humilier, car je ne puis compter sur Stiva; ce que je puis espérer de plus heureux, c’est qu’ils ne tournent pas mal; et que de souffrances pour en arriver là!» Les paroles de la jeune paysanne avaient du vrai dans leur cynisme naïf.
«Approchons-nous, Philippe? demanda-t-elle au cocher pour écarter ces pénibles pensées.
– Il nous reste sept verstes à partir du village.»
La calèche traversa un petit pont où les moissonneuses, la faucille sur l’épaule, s’arrêtèrent pour la regarder passer. Tous ces visages semblaient gais, contents, pleins de vie et de santé.
«Chacun vit et jouit de l’existence, se dit Dolly tandis que la vieille calèche montait au trot une petite côte, moi seule me fais l’effet d’une prisonnière momentanément mise en liberté. Ma sœur Nathalie, Warinka, ces femmes, Anna, savent toutes ce que c’est que l’existence, moi je l’ignore. Et pourquoi accuse-t-on Anna? Si je n’avais pas aimé mon mari, j’en aurais fait autant. Elle a voulu vivre, n’est-ce pas un besoin que Dieu nous a mis au cœur? Moi-même n’ai-je pas regretté d’avoir suivi ses conseils au lieu de me séparer de Stiva? qui sait? j’aurais pu recommencer l’existence, aimer, être aimée! Ce que je fais est-il plus honorable? Je supporte mon mari, parce qu’il m’est nécessaire, voilà tout! J’avais encore quelque beauté alors!» Et elle voulut tirer de son sac un petit miroir de voyage, mais la crainte d’être surprise par les deux hommes sur le siège l’arrêta; sans avoir besoin de se regarder, elle se rappela qu’elle pouvait plaire encore, et pensa à l’amabilité de Serge Ivanitch, au dévouement du bon Tourovtzine qui, par amour pour elle, l’avait aidée à soigner ses enfants pendant la scarlatine; elle se rappela même un tout jeune homme, sur le compte duquel Stiva la taquinait. Et les romans les plus passionnés, les plus invraisemblables se présentèrent à son imagination.
«Anna a eu raison, elle est heureuse, elle fait le bonheur d’un autre; elle doit être belle, brillante, pleine d’intérêt pour toute chose, comme par le passé.» Un sourire effleura les lèvres de Dolly poursuivant en pensée un roman analogue à celui d’Anna, dont elle serait l’héroïne; elle se représenta le moment où elle avouait tout à son mari, et se mit à rire en songeant à la stupéfaction de Stiva.
XVII
Le cocher héla des paysans assis sur la lisière d’un champ de seigle près de télègues dételées.
«Avance donc, fainéant!» cria-t-il.
Le paysan qui vint à son appel, un vieillard au dos voûté, les cheveux retenus autour de la tête par une mince lanière de cuir, approcha de la calèche.
«La maison seigneuriale? chez le comte? répéta-t-il, prenez le premier chemin à gauche, vous tomberez dans l’avenue qui y mène. Mais qui demandez-vous? le comte lui-même?
– Sont-ils chez eux? mon ami, dit Dolly ne sachant trop comment demander Anna.
– Ils doivent y être, car il arrive du monde tous les jours, dit le vieux, désireux de prolonger la conversation. Et vous autres, qui êtes-vous?
– Nous venons de loin, fit le cocher; ainsi nous approchons?»
À peine allait-il repartir que des voix crièrent:
«Arrête, arrête; les voici eux-mêmes.» On voyait quatre cavaliers et un tilbury débouchant sur la route.
C’était Wronsky, Anna, Weslowsky et un groom à cheval; la princesse Barbe et Swiagesky suivaient en voiture; ils étaient tous venus pour voir fonctionner une moissonneuse à vapeur.
Anna, sa jolie tête coiffée d’un chapeau d’homme, d’où s’échappaient les mèches frisées de ses cheveux noirs, montait avec aisance un cob anglais. Dolly, d’abord scandalisée de la voir à cheval, parce qu’elle y attachait une idée de coquetterie peu convenable dans une situation fausse, fut si frappée de la parfaite simplicité de son amie, que ses préventions s’évanouirent. Weslowsky accompagnait Anna sur un cheval de cavalerie plein de feu; Dolly, en le voyant, ne put réprimer un sourire. Wronsky les suivait sur un pur sang bai foncé, et le groom fermait la marche.
Le visage d’Anna s’illumina en reconnaissant la petite personne blottie dans un coin de la vieille calèche, et, poussant un cri de joie, elle mit son cob au galop, sauta légèrement de cheval sans l’aide de personne, en voyant Dolly descendre, et, ramassant sa jupe, courut au-devant d’elle.
«Dolly! quel bonheur inespéré! dit-elle embrassant la voyageuse et la regardant avec un sourire reconnaissant. Tu ne saurais croire le bien que tu me fais! Alexis, dit-elle se tournant vers le comte, qui, lui aussi, avait mis pied à terre: quel bonheur!»
Wronsky souleva son chapeau gris et s’approcha.
«Votre visite nous rend bien heureux», dit-il avec un accent particulier de satisfaction.
Vassinka agita son béret sans quitter sa monture.
«C’est la princesse Barbe, fit Anna, répondant à un regard interrogateur de Dolly en voyant approcher le tilbury.
– Ah!» répondit celle-ci, dont le visage exprima involontairement un certain mécontentement.
La princesse Barbe, une tante de son mari, ne jouissait pas de la considération de sa famille; son amour du luxe l’avait mise sous la dépendance humiliante de parents riches, et c’était à cause de la fortune de Wronsky qu’elle s’était maintenant accrochée à Anna. Celle-ci remarqua la désapprobation de Dolly et rougit en trébuchant sur son amazone.
L’échange de politesses entre Daria Alexandrovna et la princesse fut assez froid; Swiagesky s’informa de son ami Levine, l’original, et de sa jeune femme, puis, après un regard jeté sur la vieille calèche, il offrit aux dames de monter en tilbury.
«Je prendrai ce véhicule pour rentrer, et la princesse vous ramènera parfaitement; elle conduit très bien.
– Oh non, interrompit Anna, restez où vous êtes, je rentrerai avec Dolly.»
Jamais Daria Alexandrovna n’avait rien vu d’aussi brillant que ces chevaux et cet équipage; mais ce qui la frappa plus encore, ce fut l’espèce de transfiguration d’Anna, qu’un œil moins affectueusement observateur que le sien n’eût peut-être pas remarquée; pour elle, Anna resplendissait de l’éclat de cette beauté fugitive que donne à une femme la certitude d’un amour partagé; toute sa personne, depuis les fossettes de ses joues et le pli de sa lèvre, jusqu’à son ton amicalement brusque lorsqu’elle permit à Weslowsky de monter son cheval, respirait une séduction dont elle semblait avoir conscience.