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Cette conversation fut interrompue par Anna, qui revint sur la terrasse, suivie des messieurs qu’elle avait trouvés dans la salle de billard.

Le temps était superbe; les moyens de se divertir ne manquaient pas, et il restait plusieurs heures à passer avant le dîner.

«Une partie de lawn-tennis, proposa Weslowsky.

– Il fait trop chaud; faisons plutôt un tour dans le parc, et promenons Daria Alexandrovna en bateau pour lui montrer le paysage», dit Wronsky.

Weslowsky et Toushkewitch allèrent préparer le bateau, et les deux dames, accompagnées du comte et de Swiagesky, suivirent les allées du parc.

Dolly, loin de jeter la pierre à Anna, était disposée à l’approuver, et, ainsi qu’il arrive aux femmes irréprochables que l’uniformité de leur vie lasse quelquefois, elle enviait même un peu cette existence coupable, entrevue à distance; mais, transportée dans ce milieu étranger, parmi ces habitudes d’élégance raffinée qui lui étaient inconnues, elle éprouva un véritable malaise. D’ailleurs, tout en excusant Anna, qu’elle aimait sincèrement, la présence de celui qui l’avait détournée de ses devoirs la froissait, et le chaperonnage de la princesse Barbe, pardonnant tout parce qu’elle partageait le luxe de sa nièce, lui semblait odieux. Wronsky, en aucun temps, ne lui avait inspiré de sympathie; elle le croyait fier, et ne lui voyait d’autre raison pour justifier sa fierté que la richesse; malgré tout il lui imposait en qualité de maître de maison, et elle se sentait humiliée devant lui, comme devant la femme de chambre en tirant la camisole rapiécée de son sac. N’osant guère lui faire un compliment banal sur la beauté de son installation, elle était assez gênée de trouver un sujet de conversation en marchant à son côté; faute de mieux cependant, elle risqua quelques paroles d’admiration sur l’aspect du château.

«Oui, l’architecture en est d’un bon style, répondit le comte.

– La cour d’honneur était-elle ainsi dessinée autrefois?

– Oh non! si vous l’aviez vue au printemps! et peu à peu, d’abord froidement, puis avec entrain, il fit remarquer à Dolly les divers embellissements dont il était l’auteur; les éloges de son interlocutrice lui causèrent un visible plaisir.

– Si vous n’êtes pas fatiguée, nous pourrons aller jusqu’à l’hôpital? dit-il en regardant Dolly, pour s’assurer que cette proposition ne l’ennuyait pas. – Veux-tu, Anna?

– Certainement, répondit celle-ci, mais il ne faut cependant pas laisser ces messieurs se morfondre dans le bateau; il faut les prévenir. – C’est un monument qu’il élève à sa gloire, dit-elle en s’adressant à Dolly, avec le même sourire que lorsque, pour la première fois, elle lui avait parlé de l’hôpital.

– Une fondation capitale,» dit Swiagesky; et aussitôt, pour n’avoir pas l’air d’un flatteur, il ajouta: «Je m’étonne que vous, si préoccupé de la question sanitaire, ne l’ayez jamais été de celle des écoles.

– C’est devenu si commun! répondit Wronsky, et puis je me suis laissé entraîner. Par ici, mesdames.» Et il les conduisit par une allée latérale.

Dolly, en quittant le jardin, se trouva devant un grand édifice en briques rouges, d’une architecture assez compliquée, et dont le toit étincelait au soleil; une autre construction s’élevait à côté.

«L’ouvrage avance rapidement, remarqua Swiagesky; la dernière fois que je suis venu, le toit n’était pas encore posé.

– Ce sera terminé pour l’automne, car l’intérieur est presque achevé, dit Anna.

– Que construisez-vous de nouveau?

– Un logement pour le médecin et une pharmacie», répondit Wronsky; et, voyant approcher l’architecte, il alla le rejoindre en s’excusant auprès des dames. L’entretien fini, il offrit à Dolly de visiter l’intérieur du bâtiment.

Un large escalier de fonte conduisait au premier étage, où d’immenses fenêtres éclairaient de belles chambres aux murs recouverts de stuc, dont les parquets restaient seuls à terminer.

Wronsky expliqua la distribution des pièces, le système de ventilation et de chauffage, fit admirer aux visiteurs les baignoires en marbre et les lits à sommier, les brancards pour transporter les malades et les fauteuils roulants. Swiagesky, et surtout Dolly étonnée de tout ce qu’elle voyait, faisaient de nombreuses questions et ne dissimulaient pas leur admiration.

«Cet hôpital sera le seul de son genre en Russie», remarqua Swiagesky, très capable d’apprécier les perfectionnements introduits par le comte.

Dolly s’intéressa à tout. Wronsky, heureux de l’approbation qu’on lui témoignait et plein d’une animation sincère, lui fit une impression excellente. «Il est vraiment bon et digne d’être aimé», pensa-t-elle, et elle comprit Anna.

XXI

«La princesse doit être fatiguée, et les chevaux ne l’intéressent peut-être guère, – fit remarquer Wronsky à Anna, qui proposait de montrer à Dolly le haras, où Swiagesky voulait voir un étalon. – Allez-y; moi, je ramènerai la princesse à la maison; et si vous le permettez, ajouta-t-il en s’adressant à Dolly, nous causerons un peu chemin faisant.

– Bien volontiers, car je ne me connais pas en chevaux,» répondit celle-ci, comprenant à la physionomie de Wronsky qu’il voulait lui parler en particulier. Effectivement, lorsque Anna se fut éloignée, il dit en regardant Dolly de ses yeux souriants:

«Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, en vous croyant une sincère amie d’Anna?» Et il ôta son chapeau pour s’essuyer le front.

Dolly fut prise d’inquiétude; qu’allait-il lui demander? De venir chez eux avec ses enfants? De former un cercle à Anna quand elle viendrait à Moscou? Peut-être allait-il lui parler de Kitty ou de Weslowsky?

«Anna vous aime tendrement, dit le comte après un moment de silence: prêtez-moi l’appui de votre influence sur elle. – Dolly considéra le visage sérieux et énergique de Wronsky sans répondre. – Si de toutes les amies d’Anna vous avez été la seule à venir la voir, – je ne compte pas la princesse Barbe, – ce n’est pas, je le sais bien, que vous jugiez notre situation normale, c’est que vous aimez assez Anna pour chercher à lui rendre cette situation supportable. Ai-je raison?

– Oui, mais…

– Personne ne ressent plus cruellement que moi les difficultés de notre vie, dit Wronsky s’arrêtant et forçant Dolly à en faire autant, et vous l’admettrez aisément si vous me faites l’honneur de croire que je ne manque pas de cœur.

– Certainement; mais ne vous exagérez-vous pas ces difficultés? dit Dolly, touchée de la sincérité avec laquelle il lui parlait: dans le monde cela peut être pénible…