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– C’est l’enfer! Rien ne peut vous donner l’idée des tortures morales qu’a subies Anna à Pétersbourg.

– Mais ici? et puisque ni elle ni vous n’éprouvez le besoin d’une vie mondaine?

– Quel besoin puis-je en avoir! s’écria Wronsky avec mépris.

– Vous vous en passez facilement et vous en passerez peut-être toujours; quant à Anna, d’après ce qu’elle a eu le temps de me dire, elle se trouve parfaitement heureuse.» Et, tout en parlant, Dolly fut frappée de l’idée qu’Anna avait pu manquer de franchise.

«Oui, mais ce bonheur durera-t-il? dit Wronsky; j’ai peur de ce qui nous attend dans l’avenir. Avons-nous bien ou mal agi?… Le sort en est jeté, nous sommes liés pour la vie. Nous avons un enfant et pouvons en avoir d’autres, auxquels la loi réserve des sévérités qu’Anna ne veut pas prévoir, parce que, après avoir tant souffert, elle a besoin de respirer. Enfin ma fille est celle de Karénine! dit-il en s’arrêtant devant un banc rustique où Dolly s’était assise…

– Qu’il me naisse un fils demain, ce sera toujours un Karénine, qui ne pourra hériter ni de mon nom ni de mes biens! Comprenez-vous que cette pensée me soit odieuse? Eh bien, Anna ne veut pas m’entendre. Je l’irrite… Et voyez ce qui en résulte. J’ai ici un but d’activité qui m’intéresse, dont je suis fier; ce n’est pas un pis aller, bien au contraire, mais pour travailler avec conviction il faut travailler pour d’autres que pour soi, et je ne puis avoir de successeurs! Concevez les sentiments d’un homme qui sait que ses enfants et ceux de la femme qu’il adore ne lui appartiennent pas, qu’ils ont pour père quelqu’un qui les hait, et ne voudra jamais les connaître. N’est-ce pas horrible?»

Il se tut, en proie à une vive émotion.

«Mais que peut faire Anna?

– Vous touchez au sujet principal de notre entretien, dit le comte, cherchant à reprendre du calme. Anna peut obtenir le divorce. Votre mari y avait fait consentir M. Karénine, et je sais qu’il ne s’y refuserait pas, même actuellement, si Anna lui écrivait. Cette condition est évidemment une de ces cruautés pharisaïques dont les êtres sans cœur sont seuls capables, car il sait la torture qu’il lui impose, mais Anna devrait passer par-dessus ces finesses de sentiment; il y va de son bonheur, de celui des enfants, sans parler de moi. Et voilà pourquoi je m’adresse à vous, princesse, comme à une amie qui pouvez nous sauver. Aidez-moi à persuader Anna de la nécessité de demander le divorce.

– Bien volontiers, dit Dolly, se rappelant son entretien avec Karénine; mais comment n’y songe-t-elle pas d’elle-même? – pensa-t-elle. Et le clignement d’yeux d’Anna lui revint à l’esprit; cette habitude nouvelle lui sembla coïncider avec des préoccupations intimes qu’elle cherchait peut-être à éloigner d’elle, à effacer complètement de sa vue si c’était possible.

– Oui, certainement, je lui parlerai», répéta Dolly, répondant au regard reconnaissant de Wronsky. Et ils se dirigèrent vers la maison.

XXII

«Le dîner va être servi, et nous nous sommes à peine vues, dit Anna en rentrant, cherchant à lire dans les yeux de Dolly ce qui s’était passé entre elle et Wronsky. Je compte sur ce soir; et maintenant il faut changer de toilette, car nous nous sommes salies dans notre visite à l’hôpital.»

Dolly sourit: elle n’avait apporté qu’une robe; mais, pour opérer un changement quelconque à sa toilette, elle attacha un nœud à son corsage, mit une dentelle dans ses cheveux, et se fit donner un coup de brosse.

«C’est tout ce que j’ai pu faire, dit-elle en riant à Anna, lorsque celle-ci vint la chercher après avoir revêtu une troisième toilette.

– Nous sommes très formalistes ici, dit Anna pour excuser son élégance; Alexis est ravi de ton arrivée, je crois qu’il s’est épris de toi.»

Les messieurs, en redingote noire, attendaient réunis au salon, ainsi que la princesse Barbe, et l’on passa bientôt dans la salle à manger.

Le dîner et le service de table intéressèrent Dolly; en qualité de maîtresse de maison, elle savait que rien ne se fait bien, même dans un ménage modeste, sans une direction, et, à la façon dont le comte lui offrit le choix entre deux potages, elle comprit que cette direction supérieure venait de lui. Anna ne s’occupait que de la conversation, et s’acquittait de cette tâche avec son tact habituel, cherchant un mot pour chacun, chose difficile avec des convives appartenant à des sphères aussi différentes.

Après avoir effleuré diverses questions, auxquelles le médecin, l’architecte et l’intendant purent prendre part, la causerie devint plus intime, et Dolly éprouva un vif mouvement de contrariété en entendant Swiagesky prendre à partie les jugements bizarres de Levine sur le rôle des machines en agriculture.

«Peut-être monsieur Levine n’a-t-il jamais vu les machines qu’il critique, autrement je ne m’explique pas son point de vue.

– Un point de vue turc, dit Anna en souriant à Weslowsky.

– Je ne saurais défendre des jugements que je ne connais pas, répondit Dolly toute rouge, mais ce que je puis vous affirmer, c’est que Levine est un homme éminemment éclairé, et qu’il saurait vous expliquer ses idées s’il était ici.

– Oh! nous sommes d’excellents amis, reprit en souriant Swiagesky, mais il est un peu toqué. Ainsi il considère les semstvos comme parfaitement inutiles, et ne veut pas y prendre part.

– Voilà bien notre insouciance russe! s’écria Wronsky: plutôt que de nous donner la peine de comprendre nos nouveaux devoirs, nous trouvons plus simple de les nier.

– Je ne connais pas d’homme qui remplisse plus strictement ses devoirs, dit Dolly, irritée du ton de supériorité de son hôte.

– Pour ma part je suis très reconnaissant de l’honneur qu’on me fait, grâce à Nicolas Ivanitch, de m’élire juge de paix honoraire; le devoir de juger les affaires d’un paysan me semble aussi important que tout autre: c’est ma seule façon de m’acquitter envers la société des privilèges dont je jouis comme propriétaire terrien.»

Dolly compara l’assurance de Wronsky aux doutes de Levine sur les mêmes sujets, et, comme elle aimait celui-ci, dans sa pensée elle lui donna raison.

«Ainsi nous pouvons compter sur vous pour les élections, dit Swiagesky; il sera peut-être prudent de partir avant le 8. Si vous me faisiez l’honneur de venir chez moi, comte?

– Pour ma part, remarqua Anna, je suis de l’avis de monsieur Levine, quoique probablement pour des motifs différents; les devoirs publics me semblent se multiplier avec exagération; depuis six mois que nous sommes ici, Alexis fait déjà partie de la tutelle, du jury, de la municipalité, que sais-je encore? et là où les fonctions s’accumulent à ce point, elles doivent forcément devenir une pure question de forme. – Vous avez certainement vingt charges différentes!» dit-elle en se tournant vers Swiagesky.

Sous ce ton de plaisanterie, Dolly démêla une pointe d’irritation, et lorsqu’elle vit l’expression résolue de la physionomie du comte et la précipitation de la princesse Barbe à changer de conversation, elle comprit qu’on touchait à un sujet délicat.