Quant au rôle de grand propriétaire auquel il s’était essayé, il y prenait un véritable goût, et se découvrait des aptitudes sérieuses pour l’administration de ses biens. Il savait entrer dans les détails, défendre obstinément ses intérêts, écouter et questionner son intendant allemand sans se laisser entraîner par lui à des dépenses exagérées, accepter parfois les innovations utiles, surtout lorsqu’elles étaient de nature à faire sensation autour de lui; mais jamais il ne dépassait les limites qu’il s’était tracées. Grâce à cette conduite prudente, et malgré les sommes considérables que lui coûtaient ses bâtisses, l’achat de ses machines et d’autres améliorations, il ne risquait pas de compromettre sa fortune.»
Le gouvernement de Kachine, où étaient situées les terres de Wronsky, de Swiagesky, d’Oblonsky, de Kosnichef et en partie celles de Levine, devait tenir au mois d’octobre son assemblée provinciale, et procéder à l’élection de ses maréchaux. Ces élections, à cause de certaines personnalités marquantes qui y prenaient part, attiraient l’attention générale; on se préparait à y venir de Moscou, de Pétersbourg, même de l’étranger. Wronsky aussi avait promis d’y assister.
L’automne était venu, sombre, pluvieux et singulièrement triste à la campagne.
La veille de son départ, le comte vint annoncer d’un ton froid et bref qu’il s’absentait pour quelques jours, tout préparé à une lutte dont il tenait à sortir vainqueur; sa surprise fut grande en voyant Anna prendre cette nouvelle avec beaucoup de calme et se contenter de lui demander l’époque exacte de son retour.
«J’espère que tu ne t’ennuieras pas, – dit-il, scrutant la physionomie d’Anna, et se méfiant de la faculté qu’elle possédait de se renfermer complètement en elle-même lorsqu’elle prenait quelque résolution extrême.
– Oh non! Je viens de recevoir une caisse de livres de Moscou, cela m’occupera.»
«C’est un nouveau ton qu’elle veut adopter», pensa-t-il, et il eut l’air de croire à la sincérité de cette apparence de raison.
Il partit donc sans autre explication, ce qui ne leur était jamais arrivé; et, tout en espérant que sa liberté serait à l’avenir respectée par Anna, il emportait une vague inquiétude. Tous deux gardèrent une impression pénible de cette petite scène.
XXVI
Levine était rentré à Moscou en septembre pour les couches de sa femme, et y avait déjà passé un mois, lorsque Serge Ivanitch l’invita à l’accompagner aux élections auxquelles il se rendait. Constantin hésitait, quoiqu’il eût des affaires de tutelle à régler pour sa sœur dans le gouvernement de Kachine; mais Kitty, voyant qu’il s’ennuyait en ville, le pressa de partir et, pour l’y décider tout à fait, lui fit faire un uniforme de délégué de la noblesse: cette dépense trancha la question.
Au bout de six jours de démarches à Kachine, l’affaire de tutelle n’avait pas fait un pas, parce qu’elle dépendait en partie du maréchal dont la réélection se préparait. Le temps se passait en longues conversations avec des gens excellents, très désireux de rendre service, mais qui ne pouvaient rien, le maréchal restant inabordable; ces allées et venues sans résultat ressemblaient aux efforts inutiles qu’on fait en rêve; mais Levine, que le mariage avait rendu plus patient, cherchait à ne pas s’exaspérer; il appliquait cette même patience à comprendre les manœuvres électorales qui agitaient autour de lui tant d’hommes honnêtes et estimables, et faisait de son mieux pour approfondir ce qu’il avait autrefois traité si légèrement.
Serge Ivanitch ne négligea rien pour lui expliquer le sens et la portée des nouvelles élections, auxquelles il s’intéressait particulièrement. Snetkof, le maréchal actuel, était un homme de la vieille roche, fidèle aux habitudes du passé, qui avait gaspillé une fortune considérable le plus honnêtement du monde, et dont les idées arriérées ne cadraient pas avec les besoins du moment; il tenait, comme maréchal, de fortes sommes entre les mains, et les affaires les plus graves, telles que les tutelles, la direction de l’instruction publique, etc., dépendaient de lui. Il s’agissait de le remplacer par un homme nouveau, actif, imbu d’idées modernes, capable d’extraire du semstvo les éléments de «self-government» qu’il pouvait fournir, au lieu d’y apporter un esprit de caste qui en dénaturait le caractère. Le riche gouvernement de Kachine pouvait, si on savait user des forces qui y étaient concentrées, servir d’exemple au reste de la Russie, et les nouvelles élections deviendraient ainsi d’une haute importance. À la place de Snetkof on mettrait Swiagesky, ou mieux encore Newedowsky, un homme éminent, autrefois professeur, et ami intime de Serge Ivanitch. Les états provinciaux furent ouverts par un discours du gouverneur, qui engagea la noblesse à n’envisager les élections qu’au point de vue du bien public et du dévouement au monarque, ainsi que le gouvernement de Kachine l’avait toujours pratiqué. Le discours fut très bien accueilli; les délégués de la noblesse entourèrent le gouverneur quand il quitta la salle, et l’on se rendit à la cathédrale pour y prêter serment. Le service religieux impressionnait toujours Levine, qui fut touché d’entendre cette foule de vieillards et de jeunes gens répéter solennellement les formules du serment.
Plusieurs jours se passèrent en réunions et en discussions relativement à un système de comptabilité que le parti de Serge Ivanitch semblait aigrement reprocher au maréchal. Levine finit par demander à son frère si l’on soupçonnait Snetkof de dilapidations.
«Nullement, c’est un très digne homme; mais il faut mettre un terme à cette façon patriarcale de diriger les affaires.»
La séance pour l’élection des maréchaux de district fut orageuse; elle se termina par la réélection de Swiagesky, qui offrit le même soir un grand dîner.
XXVII
L’élection principale, celle du maréchal de gouvernement, n’eut lieu que le sixième jour. La foule se pressait dans les deux salles, où les débats s’agitaient sous le portrait de l’empereur.
Les délégués de la noblesse s’étaient divisés en deux groupes, les vieux et les nouveaux; parmi les vieux on ne voyait que des uniformes passés de mode, courts de taille, serrés aux entournures, comme si leurs possesseurs avaient beaucoup grandi; quelques uniformes de marine et de cavalerie de très ancienne date s’y remarquaient aussi; les nouveaux portaient au contraire des uniformes larges d’épaules, longs de taille, des gilets blancs, et parmi eux on distinguait quelques uniformes de cour.
Levine avait suivi son frère dans la petite salle où l’on fumait devant un buffet; il tâchait de suivre la conversation dont Kosnichef était l’âme, et de comprendre pourquoi deux maréchaux de district hostiles à Snetkof tenaient à lui faire poser sa candidature. Oblonsky, en tenue de chambellan, vint se joindre à ce groupe après avoir déjeuné.
«Nous tenons la position, dit-il en arrangeant ses favoris, après avoir écouté Swiagesky et lui avoir donné raison. Un district suffit, et si Swiagesky s’en mêlait, ce serait de l’affectation.»