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«Monsieur est l’auteur d’un travail sur l’économie rurale, dont l’idée fondamentale me plaît beaucoup en ma qualité de naturaliste. Il tient compte du milieu dans lequel l’homme vit et se développe, ne l’envisage pas en dehors des lois zoologiques, et l’étudie dans ses rapports avec la nature.

– C’est fort intéressant, dit Métrof.

– Mon but était simplement d’écrire un livre d’agronomie, dit Levine en rougissant, mais malgré moi, en étudiant l’instrument principal, le travailleur, je suis arrivé à des conclusions fort imprévues.»

Et Levine développa ses idées, tout en tâtant prudemment le terrain, car il savait à Métrof des opinions opposées à l’enseignement politico-économique du moment, et doutait du degré de sympathie qu’il lui accorderait.

«En quoi le Russe, selon vous, diffère-t-il des autres peuples en tant que travailleur? Est-ce au point de vue que vous qualifiez de zoologique, ou à celui des conditions matérielles dans lesquelles il se trouve?»

Cette façon de poser la question prouvait à Levine une divergence d’idées absolue; il continua néanmoins à exposer sa thèse, qui consistait à démontrer que le peuple russe ne peut avoir les mêmes rapports avec la terre que les autres nations européennes, par ce fait qu’il se sent d’instinct prédestiné à coloniser d’immenses espaces encore incultes.

«Il est aisé de se tromper sur les destinées générales d’un peuple en formant des conclusions prématurées, remarqua Métrof en interrompant Levine, et quant à la situation du travailleur, elle dépendra toujours de ses rapports avec la terre et le capital.»

Et, sans donner à Levine le temps de répliquer, il lui expliqua en quoi ses propres opinions différaient de celles qui avaient cours. Levine n’y comprit rien, et ne chercha même pas à comprendre; pour lui, Métrof, comme tous les économistes, n’étudiait la situation du peuple russe qu’au point de vue du capital, du salaire et de la rente, tout en convenant que, pour la plus grande partie de la Russie, la rente était nulle, le salaire consistait à ne pas mourir de faim, et le capital n’était représenté que par des outils primitifs. Métrof ne différait des autres représentants de l’école que par une théorie nouvelle sur le salaire, qu’il démontra longuement. Après avoir essayé d’écouter, d’interrompre pour exprimer son idée personnelle, et prouver ainsi combien peu ils pouvaient s’entendre, Levine finit par laisser parler Métrof, flatté au fond de voir un homme aussi savant le prendre pour confident de ses idées, et lui témoigner autant de déférence; il ignorait, que l’éminent professeur, ayant épuisé ce sujet avec son entourage habituel, n’était pas fâché de trouver un auditeur nouveau, et qu’il aimait d’ailleurs à causer des questions qui le préoccupaient, trouvant qu’une démonstration orale contribuait à lui en élucider à lui-même certains points.

«Nous allons nous mettre en retard», fit enfin remarquer Katavasof consultant sa montre.

«Il y a aujourd’hui séance extraordinaire à l’Université à l’occasion du jubilé de cinquante ans de Swintitch, ajouta-t-il en s’adressant à Levine; j’ai promis de parler sur ses travaux zoologiques. Viens avec nous, ce sera intéressant.

– Oui, venez, dit Métrof, et après la séance faites-moi le plaisir de venir chez moi pour me lire votre ouvrage; je l’écouterai avec plaisir.

– C’est une ébauche indigne d’être produite, mais je vous accompagnerai volontiers.»

Quand ils arrivèrent à l’Université, la séance était déjà commencée; six personnes entouraient une table couverte d’un tapis, et l’une d’elles faisait une lecture; Katavasof et Métrof prirent place autour de la table; Levine s’assit auprès d’un étudiant et lui demanda à voix basse ce qu’on lisait.

«La biographie.»

Levine écouta machinalement la biographie, et apprit diverses particularités intéressantes sur la vie du savant dont on fêtait le souvenir. Après ce morceau vint une pièce de vers, puis Katavasof lut d’une voix puissante une notice sur les travaux de Swintitch. Après cette lecture, Levine, voyant l’heure avancer, s’excusa auprès de Métrof de ne pouvoir passer chez lui et s’esquiva; il avait eu le temps, pendant la séance, de réfléchir à l’inutilité d’un rapprochement avec l’économiste pétersbourgeois; s’ils étaient destinés l’un et l’autre à travailler avec fruit, ce ne pouvait être qu’en poursuivant leurs études chacun de son côté.

IV

Lvof, le mari de Nathalie, chez lequel Levine se rendit en quittant l’Université, venait de se fixer à Moscou pour y surveiller l’éducation de ses jeunes fils; lui-même avait fait ses études à l’étranger, et avait passé sa vie dans les principales capitales de l’Europe, où l’appelaient des fonctions diplomatiques. Malgré une différence d’âge assez considérable et des opinions très dissemblables, ces deux hommes s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre.

Levine trouva son beau-frère en tenue d’intérieur, lisant avec un pince-nez, debout devant un pupitre; le visage de Lvof, d’une expression encore pleine de jeunesse, et auquel une chevelure frisée et argentée donnait un air aristocratique, s’éclaira d’un sourire en voyant entrer Levine, qui ne s’était pas fait annoncer.

«J’allais envoyer prendre des nouvelles de Kitty, dit-il; comment va-t-elle? et il avança un fauteuil américain à bascule. Mettez-vous là, vous y serez mieux. Avez-vous lu la circulaire du Journal de Saint-Pétersbourg? Elle est fort bien», demanda-t-il avec un léger accent français.

Levine raconta ce qui lui avait été dit des bruits en circulation à Pétersbourg, et, après avoir épuisé la question politique, il conta son entretien avec Métrof, et la séance de l’Université.

«Combien je vous envie vos relations avec cette société de professeurs et de savants! dit Lvof qui l’avait écouté avec le plus vif intérêt. Je ne pourrais, il est vrai, en profiter comme vous, faute de temps et d’une instruction suffisante.

– Je me permets de douter de ce dernier point, répondit en souriant Levine, que cette humilité toucha par sa simplicité.

– Vous ne sauriez croire à quel point je le constate, maintenant que je m’occupe de l’éducation de mes fils; non seulement il s’agit de me rafraîchir la mémoire, mais il me faut refaire mes études. Vous en riez?

– Bien au contraire, vous me servez d’exemple pour l’avenir, et j’apprends en vous voyant avec vos enfants comment il me faudra remplir mes devoirs envers les miens.

– Oh! l’exemple n’a rien de remarquable.

– Si fait, car jamais je n’ai vu d’enfants mieux élevés que les vôtres.»

Lvof ne dissimula pas un sourire de satisfaction. En ce moment la belle Mme Lvof, en toilette de promenade, les interrompit.