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Stépane Arcadiévitch vint lui prendre le bras pour l’amener vers Karénine.

«Permettez-moi de vous faire faire connaissance, dit-il en les présentant l’un à l’autre.

– Enchanté de vous retrouver ici, dit froidement Alexis Alexandrovitch en serrant la main de Levine.

– Hé quoi, vous vous connaissez? demanda Oblonsky avec étonnement.

– Nous avons fait route ensemble pendant trois heures, dit en souriant Levine, et nous nous sommes quittés aussi intrigués qu’au bal masqué, moi du moins.

– Vraiment?… Messieurs, veuillez passer dans la salle à manger», dit Stépane Arcadiévitch en se dirigeant vers la porte.

Les hommes le suivirent et s’approchèrent d’une table où était servie la zakouska, composée de six espèces d’eaux-de-vie, d’autant de variétés de fromages, ainsi que de caviar, de hareng, de conserves, et d’assiettées de pain français, coupé en tranches minces.

Les hommes mangèrent debout autour de la table et, en attendant le dîner, la russification de la Pologne commençait à languir. Au moment de quitter le salon, Alexis Alexandrovitch démontrait que les principes élevés introduits par l’administration russe pouvaient seuls obtenir ce résultat. Pestzoff soutenait qu’une nation ne peut s’en assimiler une autre qu’à condition de l’emporter en densité de population. Kosnichef, avec certaines restrictions, partageait les deux avis, et pour clore cette conversation trop sérieuse par une plaisanterie, il ajouta en souriant:

«Le plus logique, pour nous assimiler les étrangers, me semblerait donc être d’avoir autant d’enfants que possible. C’est là où mon frère et moi sommes en défaut, tandis que vous, messieurs, et surtout Stépane Arcadiévitch, agissez en bons patriotes. Combien en avez-vous?» demanda-t-il à celui-ci en lui tendant un petit verre à liqueur.

Chacun rit, Oblonsky plus que personne.

«Fais-tu encore de la gymnastique? dit Oblonsky en prenant Levine par le bras, et, sentant les muscles vigoureux de son ami se tendre sous le drap de la redingote: Quel biceps! tu es un vrai Samson.

– Pour chasser l’ours, il faut, je suppose, être doué d’une force remarquable?» demanda Alexis Alexandrovitch, dont les notions sur cette chasse étaient de l’ordre le plus vague.

Levine sourit:

«Nullement: un enfant peut tuer un ours; – et il recula avec un léger salut pour faire place aux dames qui s’approchaient de la table.

– On m’a dit que vous veniez de tuer un ours? dit Kitty, cherchant à piquer de sa fourchette un champignon récalcitrant, et découvrant un peu son joli bras en rejetant la dentelle de sa manche. Y a-t-il vraiment des ours chez vous?» ajouta-t-elle en tournant à demi vers lui sa jolie tête souriante.

Combien ces paroles, peu remarquables par elles-mêmes, ce son de voix, ces mouvements de mains, de bras et de tête, avaient de charme pour lui! Il y voyait une prière, un acte de confiance, une caresse douce et timide, une promesse, une espérance, même une preuve d’amour qui l’étouffait de bonheur.

«Oh non, nous avons été chasser dans le gouvernement de Tver, et c’est en revenant de là que j’ai rencontré en wagon votre beau-frère, le beau-frère de Stiva, dit-il en souriant. La rencontre a été comique.»

Et il raconta gaiement et plaisamment comment, après avoir veillé la moitié de la nuit, il était entré de force, en touloupe, dans le wagon de Karénine.

«Le conducteur voulait m’éconduire à cause de ma tenue; j’ai du me fâcher, et vous, monsieur, dit-il en se tournant vers Karénine, après m’avoir un moment jugé sur mon costume, avez pris ma défense, ce dont je vous ai été bien reconnaissant.

– Les droits des voyageurs au choix de leurs places sont trop peu déterminés en général, dit Alexis Alexandrovitch en s’essuyant le bout des doigts avec son mouchoir, après avoir mangé une fine tranche de pain et de fromage.

– Oh, j’ai bien remarqué votre hésitation, répondit en souriant Levine: c’est pourquoi je me suis hâté d’entamer un sujet de conversation sérieux pour faire oublier ma peau de mouton.»

Kosnichef, qui causait avec la maîtresse de la maison tout en prêtant l’oreille à la conversation, tourna la tête vers son frère. «D’où lui viennent ces airs conquérants?» pensa-t-il.

Et en effet il semblait que Levine se sentît pousser des ailes! Car elle l’écoutait, elle prenait plaisir à l’entendre parler; tout autre intérêt disparaissait devant celui-là. Il était seul avec elle, non seulement dans cette chambre, mais dans l’univers entier, et planait à des hauteurs vertigineuses, tandis qu’en bas, au-dessous d’eux, s’agitaient ces excellentes gens, Oblonsky, Karénine, et le reste de l’humanité.

Stépane Arcadiévitch, en plaçant son monde à table, sembla complètement oublier Levine et Kitty, puis, se rappelant soudain leur existence, il les mit l’un auprès de l’autre.

Le dîner, servi avec élégance, car Stépane Arcadiévitch y tenait beaucoup, réussit complètement. Le potage Marie-Louise, accompagné de petits pâtés qui fondaient dans la bouche, fut parfait, et Matvei, avec deux domestiques en cravate blanche, fit le service adroitement et sans bruit.

Le succès ne fut pas moindre au point de vue de la conversation: tantôt générale, tantôt particulière, elle ne tarit pas, et lorsque, le dîner fini, on quitta la table, Alexis Alexandrovitch lui-même était dégelé.

X

Pestzoff, qui aimait à discuter une question à fond, n’avait pas été content de l’interruption de Kosnichef; il trouvait qu’on ne lui avait pas suffisamment laissé expliquer sa pensée.

«En parlant de la densité de la population, je n’entendais pas en faire le principe d’une assimilation, mais seulement un moyen, dit-il dès le potage en s’adressant spécialement à Alexis Alexandrovitch.

– Il me semble que cela revient au même, répondit Karénine avec lenteur. À mon sens, un peuple ne peut avoir d’influence sur un autre peuple qu’à la condition de lui être supérieur en civilisation…

– Voilà précisément la question, interrompit Pestzoff avec une ardeur si grande qu’il semblait mettre toute son âme à défendre ses opinions. Comment doit-on entendre cette civilisation supérieure? Qui donc, parmi les diverses nations de l’Europe, prime les autres? Est-ce le Français, l’Anglais ou l’Allemand qui nationalisera ses voisins? Nous avons vu franciser les provinces rhénanes: est-ce une preuve d’infériorité du côté des Allemands? Non, il y a là une autre loi, cria-t-il de sa voix de basse.

– Je crois que la balance penchera toujours du côté de la véritable civilisation.

– Mais quels sont les indices de cette véritable civilisation?

– Je crois que tout le monde les connaît.