– Cette transformation ne saurait porter atteinte à son amour pour le prochain, au contraire, elle l’élève, l’épure; mais je crains que vous ne compreniez pas.
– Pas tout à fait, comtesse; son malheur…
– Oui, son malheur est devenu la cause de son bonheur, puisque son cœur s’est éveillé à Lui», dit-elle en plongeant ses yeux pensifs dans ceux de son interlocuteur.
«Je crois qu’on pourra la prier de parler à tous les deux», pensa Oblonsky.
«Certainement, comtesse, mais ce sont des questions intimes qu’on n’ose pas aborder.
– Au contraire, nous devons nous entr’aider.
– Sans aucun doute, mais les différences de conviction, et d’ailleurs… dit Oblonsky avec son sourire onctueux.
– Je crois qu’il va s’endormir», dit Alexis Alexandrovitch s’approchant de la comtesse pour lui parler à voix basse.
Stépane Arcadiévitch se retourna; Landau s’était assis près de la fenêtre, le bras appuyé sur un fauteuil, et la tête baissée; il la releva et sourit d’un air enfantin en voyant les regards tournés vers lui.
«Ne faites pas attention, dit la comtesse avançant un siège à Karénine. J’ai remarqué que les Moscovites, les hommes surtout, étaient fort indifférents en matière de religion.
– J’aurais cru le contraire, comtesse.
– Mais vous-même, dit Alexis Alexandrovitch avec son sourire fatigué, vous me semblez appartenir à la catégorie des indifférents?
– Est-il possible de l’être! s’écria Lydie Ivanovna.
– Je suis plutôt dans l’attente, répondit Oblonsky avec son plus aimable sourire, mon heure n’est pas encore venue.»
Karénine et la comtesse se regardèrent.
«Nous ne pouvons jamais connaître notre heure, ni nous croire prêts, dit Alexis Alexandrovitch; la grâce ne frappe pas toujours le plus digne, témoin Saül.
– Pas encore, murmura la comtesse suivant des yeux les mouvements du Français qui s’était rapproché.
– Me permettez-vous d’écouter? demanda-t-il.
– Certainement, nous ne voulions pas vous gêner; prenez place, dit la comtesse tendrement.
– L’essentiel est de ne pas fermer les yeux à la lumière, continua Alexis Alexandrovitch.
– Et quel bonheur n’éprouve-t-on pas à sentir sa présence constante dans notre âme!
– On peut essentiellement être incapable de s’élever à une hauteur semblable, dit Stépane Arcadiévitch, convaincu que les hauteurs religieuses n’étaient pas son fait, mais craignant d’indisposer une personne qui pouvait parler à Pomorsky.
– Vous voulez dire que le péché nous en empêche? Mais c’est une idée fausse. Le péché n’existe plus pour celui qui croit.
– Oui, mais la foi sans les œuvres n’est-elle pas lettre morte? dit Stépane Arcadiévitch, se rappelant cette phrase de son catéchisme.
– Le voilà ce fameux passage de l’épître de saint Jacques qui a fait tant de mal! s’écria Karénine en regardant la comtesse, comme pour lui rappeler de fréquentes discussions sur ce sujet. Que d’âmes n’aura-t-il pas éloignées de la foi!
– Ce sont nos moines qui prétendent se sauver par les œuvres, les jeûnes, les abstinences, etc., dit la comtesse d’un air de souverain mépris.
– Le Christ, en mourant pour nous, nous sauve par la foi, reprit Karénine.
– Vous comprenez l’anglais? demanda Lydie Ivanovna, et sur un signe affirmatif elle se leva pour prendre une brochure sur une étagère.
– Je vais vous lire «Safe and happy» ou «Under the wing!» dit-elle en interrogeant Karénine du regard. C’est très court, ajouta-t-elle en venant se rasseoir. Vous verrez le bonheur surhumain qui remplit l’âme croyante; ne connaissant plus la solitude, l’homme n’est plus malheureux. Connaissez-vous Mary Sanine? vous savez son malheur? Elle a perdu son fils unique! Eh bien, depuis qu’elle a trouvé sa voie, son désespoir s’est changé en consolation; elle remercie Dieu de la mort de son enfant. Tel est le bonheur que donne la foi!
– «Oh oui! certainement… murmura Stépane Arcadiévitch, heureux de pouvoir se taire pendant la lecture, et de ne pas risquer ainsi de compromettre ses affaires.
«Je ferai mieux de ne rien demander aujourd’hui», pensa-t-il.
«Cela vous ennuiera, dit la comtesse à Landau, car vous ne savez pas l’anglais.
«Oh! je comprendrai,» répondit celui-ci avec un sourire.
Alexis Alexandrovitch et la comtesse se regardèrent et la lecture commença.
XXII
Stépane Arcadiévitch était fort perplexe; après la monotonie de la vie moscovite, celle de Pétersbourg offrait des contrastes si vifs qu’il en était troublé; il aimait la variété, mais l’eût préférée plus conforme à ses habitudes, et se sentait égaré dans cette sphère absolument étrangère; tout en écoutant la lecture et en voyant les yeux de Landau fixés sur lui, il éprouva une certaine lourdeur de tête. Les pensées les plus diverses se pressaient dans son cerveau sous le regard du Français, qui lui semblait à la fois naïf et rusé. «Mary Sanine est heureuse d’avoir perdu son fils… Ah! si je pouvais fumer!… Pour être sauvé il suffit de croire… Les moines n’y entendent rien, mais la comtesse le sait bien… Pourquoi ai-je si mal à la tête? Est-ce à cause du cognac ou de l’étrangeté de cette soirée? Je n’ai rien commis d’incongru jusqu’ici, mais je n’oserai rien demander aujourd’hui. On prétend qu’elle oblige à réciter des prières, ce serait par trop ridicule. Quelles inepties lit-elle là? Mais, elle a un accent excellent. Landau Bessoubof, pourquoi Bessoubof?» Ici il se surprit dans la mâchoire un mouvement qui allait tourner au bâillement; il dissimula cet accident en arrangeant ses favoris, mais fut pris de la terreur de s’endormir et peut-être de ronfler. La voix de la comtesse parvint jusqu’à lui, disant «Il dort», et il tressaillit d’un air coupable; ces paroles se rapportaient heureusement à Landau qui dormait profondément, ce qui réjouit vivement la comtesse.
«Mon ami, dit-elle, appelant ainsi Karénine dans l’enthousiasme du moment, donnez-lui la main. Chut», fit-elle à un domestique qui entrait pour la troisième fois au salon avec un message.
Landau dormait, ou feignait de dormir, la tête appuyée au dossier de son fauteuil, et faisant de faibles gestes avec sa main posée sur ses genoux, comme s’il eût voulu attraper quelque chose. Alexis Alexandrovitch mit la main dans celle du dormeur; Oblonsky, complètement réveillé, regardait tantôt l’un, tantôt l’autre, et sentait ses idées s’embrouiller de plus en plus.
«Que la personne qui est arrivée la dernière, celle qui demande, qu’elle sorte, qu’elle sorte… murmura le Français sans ouvrir les yeux.
– Vous m’excuserez, mais vous entendez, dit la comtesse; revenez à dix heures, mieux encore demain.
– Qu’elle sorte! répéta le Français avec impatience.