—C’est cela.
—Ils se trompent, Myrto. Ils ne savent pas.»
Myrtocleia la prit dans ses bras, et toutes deux se turent ensemble.
Le vent mêlait leurs cheveux.
VII
La chevelure de Chrysis
«Tiens, dit Rhodis, regarde! Quelqu’un.»
La chanteuse regarda: une femme, loin d’elles, marchait rapidement sur le quai.
«Je la reconnais, reprit l’enfant. C’est Chrysis. Elle a sa robe jaune.
—Comment, elle est déjà habillée?
—Je n’y comprends rien. D’ordinaire elle ne sort pas avant midi; et le soleil est à peine levé. Il lui est venu quelque chose. Un bonheur sans doute; elle a si grande chance.»
Elles allèrent à sa rencontre, et lui dirent:
«Salut, Chrysis.
—Salut. Depuis combien de temps êtes-vous ici?
—Je ne sais pas. Il faisait déjà jour quand nous sommes arrivées.
—Il n’y avait personne sur la jetée?
—Personne.
—Pas un homme? vous êtes sûres?
—Oh! très sûres. Pourquoi demandes-tu cela?»
Chrysis ne répondit rien. Rhodis reprit:
«Tu voulais voir quelqu’un?
—Oui... peut-être... je crois qu’il vaut mieux que je ne l’aie pas vu. Tout est bien. J’avais tort de revenir; je n’ai pas pu m’en empêcher.
—Mais qu’est-ce qui se passe, Chrysis, nous le diras-tu?
—Oh! non.
—Même à nous? même à nous, tes amies?
—Vous le saurez plus tard, avec toute la ville.
—C’est aimable.
—Un peu avant, si vous y tenez; mais ce matin, c’est impossible. Il se passe des choses extraordinaires, mes enfants. Je meurs d’envie de vous les dire; mais il faut que je me taise. Vous alliez rentrer? Venez coucher avec moi. Je suis toute seule.
—Oh! Chrysé, Chrysidion, nous sommes si fatiguées! Nous allions rentrer, en effet, mais c’était bien pour dormir.
—Eh bien! vous dormirez ensuite. Aujourd’hui, c’est la veille des Aphrodisies. Est-ce un jour où l’on se repose? Si vous voulez que la déesse vous protège et vous rende heureuses l’an prochain, il faut arriver au temple avec des paupières sombres comme des violettes, et des joues blanches comme des lys. Nous y songerons; venez avec moi.»
Elle les prit toutes deux plus haut que la ceinture, et refermant ses mains caressantes sur leurs petits seins presque nus, elle les emmena d’un pas pressé.
Rhodis, cependant, restait préoccupée.
«Et quand nous serons dans ton lit, reprit-elle, tu ne nous diras pas encore ce qui t’arrive, ce que tu attends?
—Je vous dirai beaucoup de choses, tout ce qu’il vous plaira; mais cela, je le tairai.
—Même quand nous serons dans tes bras, toutes nues, et sans lumière?
—N’insiste pas, Rhodis. Tu le sauras demain. Attends jusqu’à demain.
—Tu vas être très heureuse? ou très puissante?
—Très puissante.»
Rhodis ouvrit de grands yeux et s’écria:
«Tu couches avec la reine!
—Non, dit Chrysis en riant; mais je serai aussi puissante qu’elle. As-tu besoin de moi? Désires-tu quelque chose?
—Oh! oui!»
Et l’enfant redevint songeuse.
«Eh bien, qu’est-ce que c’est? interrogea Chrysis.
—C’est une chose impossible. Pourquoi la demanderais-je?»
Myrtocleia parla pour elle:
«À Éphèse, dans notre pays, quand deux jeunes filles nubiles et vierges comme Rhodis et moi sont amoureuses l’une de l’autre, la loi leur permet de s’épouser. Elles vont toutes les deux au temple d’Athêna, consacrer leur double ceinture; puis au sanctuaire d’Iphinoë, donner une boucle mêlée de leurs cheveux, et enfin sous le péristyle de Dionysos, où l’on remet à la plus mâle un petit couteau d’or affilé et un linge blanc pour étancher le sang. Le soir, celle des deux qui est la fiancée est amenée à sa nouvelle demeure, assise sur un char fleuri entre son «mari» et la paranymphe, environnée de torches et de joueuses de flûte. Et désormais elles ont tous les droits des époux; elles peuvent adopter des petites filles et les mêler à leur vie intime. Elles sont respectées. Elles ont une famille. Voilà le rêve de Rhodis. Mais ici ce n’est pas la coutume...
—On changera la loi, dit Chrysis; mais vous vous épouserez, j’en fais mon affaire.
—Oh! Est-ce vrai? s’écria la petite, rouge de joie.
—Oui; et je ne demande pas qui de vous deux sera le mari. Je sais que Myrto a tout ce qu’il faut pour en donner l’illusion. Tu es heureuse, Rhodis, d’avoir une telle amie. Quoi qu’on en dise, elles sont rares.»
Elles étaient arrivées à la porte, où Djala, assise sur le seuil, tissait une serviette de lin. L’esclave se leva pour les laisser passer, et entra sur leurs pas.
En un instant les deux joueuses de flûte eurent quitté leurs simples vêtements. Elles se firent l’une à l’autre des ablutions minutieuses dans une vasque de marbre vert qui se déversait dans le bassin. Puis elles se roulèrent sur le lit.
Chrysis les regardait sans voir. Les moindres paroles de Démétrios se répétaient, mot pour mot, dans sa mémoire, indéfiniment. Elle ne sentit pas que Djala, en silence, dénouait et déroulait son long voile de safran, débouclait la ceinture, ouvrait les colliers, tirait les bagues, les sceaux, les anneaux, les serpents d’argent, les épingles d’or; mais le chatoiement de la chevelure retombée la réveilla vaguement.
Elle demanda son miroir.
Prenait-elle peur de ne pas être assez belle pour retenir ce nouvel amant—car il fallait le retenir—après les folles entreprises qu’elle avait exigées de lui? Ou voulait-elle, par l’examen de chacune de ses beautés, calmer quelques inquiétudes et motiver sa confiance?
Elle approcha son miroir de toutes les parties de son corps en les touchant l’une après l’autre. Elle jugea la blancheur de sa peau, estima sa douceur par de longues caresses, sa chaleur par des étreintes. Elle éprouva la plénitude de ses seins, la fermeté de son ventre, l’étroitesse de sa chair. Elle mesura sa chevelure et en considéra l’éclat. Elle essaya la force de son regard, l’expression de sa bouche, le feu de son haleine, et du bord de l’aisselle jusqu’au pli du coude, elle fit traîner avec lenteur un baiser le long de son bras nu.
Une émotion extraordinaire, faite de surprise et d’orgueil, de certitude et d’impatience, la saisit au contact de ses propres lèvres. Elle tourna sur elle-même comme si elle cherchait quelqu’un, mais, découvrant sur son lit les deux Éphésiennes oubliées, elle sauta au milieu d’elles, les sépara, les étreignit avec une sorte de furie amoureuse, et sa longue chevelure d’or enveloppa les trois jeunes têtes.
LIVRE II
I
Les Jardins de la Déesse
Le temple d’Aphrodite-Astarté s’élevait en dehors des portes de la ville, dans un parc immense, plein de fleurs et d’ombre, où l’eau du Nil, amenée par sept aqueducs, entretenait en toutes saisons de prodigieuses verdures.
Cette forêt fleurie au bord de la mer, ces ruisseaux profonds, ces lacs, ces prés sombres, avaient été créés dans le désert plus de deux siècles auparavant par le premier des Ptolémées. Depuis, les sycomores plantés par ses ordres étaient devenus gigantesques; sous l’influence des eaux fécondes, les pelouses avaient crû en prairies; les bassins s’étaient élargis en étangs; la nature avait fait d’un parc une contrée.
Les jardins étaient plus qu’une vallée, plus qu’un pays, plus qu’une patrie: ils étaient un monde complet fermé par des limites de pierre et régi par une déesse, âme et centre de cet univers. Tout autour s’élevait une terrasse annulaire, longue de quatre-vingts stades et haute de trente-deux pieds. Ce n’était pas un mur, c’était une cité colossale, faite de quatorze cents maisons. Un nombre égal de prostituées habitait cette ville sainte et résumait dans ce lieu unique soixante-dix peuples différents.