Les courtisanes étaient en montre dans leurs «chambres exposées», comme des fleurs à l’étalage. Leurs attitudes et leurs costumes n’avaient pas moins de diversité que leurs âges, leurs types et leurs races. Les plus belles, selon la tradition de Phryné, ne laissant à découvert que l’ovale de leur visage, se tenaient enveloppées des cheveux aux talons dans leur grand vêtement de laine fine. D’autres avaient adopté la mode des robes transparentes, sous lesquelles on distinguait mystérieusement leurs beautés comme à travers une eau limpide on discerne les mousses vertes en taches d’ombre sur le fond. Celles qui pour tout charme n’avaient que leur jeunesse restaient nues jusqu’à la ceinture et cambraient le torse en avant pour faire apprécier la fermeté de leurs seins. Mais les plus mûres, sachant combien les traits du visage féminin vieillissent plus vite que la peau du corps, se tenaient assises toutes nues, portant leurs mamelles dans leurs mains, et elles écartaient leurs cuisses alourdies, comme s’il leur fallait prouver qu’elles étaient encore des femmes.
Démétrios passait devant elles très lentement et ne se lassait pas d’admirer.
Il ne lui était jamais arrivé de voir la nudité d’une femme sans une émotion intense. Il ne comprenait ni le dégoût devant les jeunesses trépassées, ni l’insensibilité devant les trop petites filles. Toute femme, ce soir-là, aurait pu le charmer. Pourvu qu’elle restât silencieuse et ne témoignât pas plus d’ardeur que le minimum exigé par la politesse du lit, il la dispensait d’être belle. Bien plus, il préférait qu’elle eût un corps grossier, car plus sa pensée s’arrêtait sur des formes accomplies, plus son désir s’éloignait d’elles. Le trouble que lui donnait l’impression de la beauté vivante était une sensualité exclusivement cérébrale qui réduisait à néant l’excitation génésique. Il se souvenait avec angoisse d’être resté toute une heure impuissant comme un vieillard près de la femme la plus admirable qu’il eût jamais tenue dans ses bras. Et depuis cette nuit-là, il avait appris à choisir des maîtresses moins pures.
«Ami, dit une voix, tu ne me reconnais pas?»
Il se retourna, fit signe que non et continua son chemin, car il ne déshabillait jamais deux fois la même fille. C’était le seul principe qu’il suivît pendant ses visites aux jardins. Une femme qu’on n’a pas encore eue a quelque chose d’une vierge; mais quel bon résultat, quelle surprise attendre d’un deuxième rendez-vous? C’est déjà presque le mariage. Démétrios ne s’exposait pas aux désillusions de la seconde nuit. La reine Bérénice suffisait à ses rares velléités conjugales, et en dehors d’elle il prenait soin de renouveler chaque soir la complice de l’indispensable adultère.
«Clônarion!
—Gnathênè!
—Plango!
—Mnaïs!
—Crôbylè!
—Ioessa!»
Elles criaient leurs noms sur son passage et quelques-unes y ajoutaient l’affirmation de leur nature ardente ou l’offre d’une pratique anormale. Démétrios suivait le chemin; il se disposait, selon son habitude, à prendre au hasard, dans le troupeau, quand une petite fille toute vêtue de bleu pencha la tête sur l’épaule, et lui dit doucement, sans se lever:
«Il n’y a pas moyen?»
L’imprévu de cette formule le fit sourire. Il s’arrêta.
«Ouvre-moi la porte, dit-il. Je te choisis.»
La petite, d’un mouvement joyeux, sauta sur ses pieds et frappa deux coups du marteau phallique. Une vieille esclave vint ouvrir.
«Gorgô, dit la petite, j’ai quelqu’un; vite, du vin de Crète, des gâteaux, et fais le lit.»
Elle se retourna vers Démétrios.
«Tu n’as pas besoin de satyrion?
—Non, dit le jeune homme en riant. Est-ce que tu en as?
—Il le faut bien, fit l’enfant, on m’en demande plus souvent que tu ne penses. Viens par ici: prends garde aux marches, il y en a une qui est usée. Entre dans ma chambre, je vais revenir.»
La chambre était tout à fait simple, comme celles des courtisanes novices. Un grand lit, un second lit de repos, quelques tapis et quelques sièges la meublaient insuffisamment; mais par une grande baie ouverte, on voyait les jardins, la mer, la double rade d’Alexandrie. Démétrios resta debout et regarda la ville lointaine.
Soleils couchants derrière les ports! gloires incomparables des cités maritimes, calme du ciel, pourpre des eaux, sur quelle âme bruyante de douleur ou de joie ne jetteriez-vous pas le silence! Quels pas ne se sont arrêtés, quelle volupté ne s’est suspendue, quelle voix ne s’est éteinte devant vous!... Démétrios regardait: une houle de flamme torrentielle semblait sortir du soleil à moitié plongé dans la mer et couler directement jusqu’à la rive courbe du bois d’Aphrodite. De l’un à l’autre des deux horizons, la gamme somptueuse de la pourpre envahissait la Méditerranée, par zones de nuances sans transitions, du rouge d’or au violet froid. Entre cette splendeur mouvante et le miroir tourbeux du lac Maréotis, la masse blanche de la ville était toute vêtue de reflets zinzolins. Les orientations diverses de ses vingt mille maisons plates la mouchetaient merveilleusement de vingt mille taches de couleur, en métamorphose perpétuelle selon les phases décroissantes du rayonnement occidental. Cela fut rapide et incendiaire; puis le soleil s’engloutit presque soudainement et le premier reflux de la nuit fit flotter sur toute la terre un frisson, une brise voilée, uniforme et transparente.
«Voilà des figues, voilà des gâteaux, un rayon de miel, du vin, une femme. Il faut manger les figues pendant qu’il fait jour, et la femme quand on n’y voit plus!»
C’était la petite qui rentrait en riant. Elle fit asseoir le jeune homme, se mit à cheval sur ses genoux, et, les deux mains derrière la tête, assura dans ses cheveux châtains une rose qui allait glisser.
Démétrios eut malgré lui une exclamation de surprise: elle était complètement nue, et, ainsi dépouillée de la robe bouffante, son petit corps se montrait si jeune, si enfantin de poitrine, si étroit de hanches, si visiblement impubère, que Démétrios se sentit pris de pitié, comme un cavalier sur le point de faire porter tout son poids d’homme à une pouliche trop délicate.
«Mais tu n’es pas femme! s’écria-t-il.
—Je ne suis pas femme! Par les deux déesses, qu’est-ce que je suis, alors? un Thrace, un portefaix ou un vieux philosophe?
—Quel âge as-tu?
—Dix ans et demi. Onze ans. On peut dire onze ans. Je suis née dans les jardins. Ma mère est Milésienne. C’est Pythias, qu’on appelle la Chèvre. Veux-tu que je l’envoie chercher, si tu me trouves trop petite? Elle a la peau douce, maman, elle est belle.
—Tu as été au Didascalion?
—J’y suis encore, dans la sixième classe. J’aurai fini l’année prochaine; ce ne sera pas trop tôt.
—Est-ce que tu t’y ennuies?
—Ah! si tu savais comme les maîtresses sont difficiles! Elles font recommencer vingt-cinq fois la même leçon! des choses tout à fait inutiles, que les hommes ne demandent jamais. Et puis on se fatigue pour rien; moi, je n’aime pas ça. Tiens, prends une figue; pas celle-là, elle n’est pas mûre. Je t’apprendrai une nouvelle manière de les manger: regarde.
—Je la connais. C’est plus long et ce n’est pas meilleur. Je vois que tu es une bonne élève.
—Oh! ce que je sais, je l’ai appris toute seule. Les maîtresses voudraient faire croire qu’elles sont plus fortes que nous. Elles ont plus de main, c’est possible, mais elles n’ont rien inventé.
—Tu as beaucoup d’amants?
—Tous trop vieux; c’est inévitable. Les jeunes gens sont si bêtes! Ils n’aiment que les femmes de quarante ans. J’en vois passer quelquefois qui sont jolis comme des Erôs, et si tu voyais ce qu’ils choisissent? des hippopotames. C’est à faire pâlir. J’espère bien que je ne vivrai pas jusqu’à l’âge de ces femmes-là. Je serais trop honteuse de me déshabiller. C’est que je suis si contente, vois-tu, si contente d’être encore toute jeune. Les seins poussent toujours trop tôt. Il me semble que le premier mois où je verrai mon sang couler, je me croirai déjà près de la mort. Laisse-moi te faire un baiser. Je t’aime bien.»