Elle parla, et chacun de ses mots était une souffrance pour lui. À plaisir elle semblait insister et s’étendre sur la prostitution de ce vase de beauté qu’elle était, blanc comme la statue elle-même, et plein d’or qui ruisselait en chevelure. Elle disait sa porte ouverte à l’oisiveté des passants, la contemplation de son corps abandonnée à des indignes, et le soin de mettre en feu ses joues à des enfants maladroits. Elle disait la fatigue vénale de ses yeux, ses lèvres louées à la nuit, ses cheveux confiés à des mains brutales, sa divinité labourée.
L’excès même des facilités qui entouraient son approche inclinait Démétrios vers elle, décidé du moins à en user pour lui seul et à fermer la porte derrière lui. Tant il est vrai qu’une femme n’est pleinement séduisante que si l’on a lieu d’en être jaloux.
Aussi lorsque, ayant donné à la déesse son collier vert en échange de celui qu’elle espérait, Chrysis s’en retourna vers la ville,—elle emportait une volonté humaine à sa bouche, comme la petite rose volée dont elle mordillait la queue.
Démétrios attendit qu’il fût laissé seul dans l’enceinte; puis il sortit de sa retraite.
Il regarda la statue avec trouble, s’attendant à une lutte en lui. Mais, comme il était incapable de renouveler à si bref intervalle une émotion très violente, il redevint étonnamment calme et sans remords prématuré.
Insouciant, il monta doucement près de la statue, souleva sur la nuque inclinée le Collier des Vraies Perles de l’Anadyomène, et le glissa dans ses vêtements.
VII
Le conte de la lyre enchantée
Il marchait très rapidement, dans l’espoir de trouver Chrysis encore sur la route qui menait à la ville, craignant, s’il tardait davantage, de retomber sans courage et sans volonté.
La voie blanche de chaleur était si lumineuse que Démétrios fermait les yeux comme au soleil de midi. Il allait ainsi sans regarder devant lui, et faillit se heurter à quatre esclaves noirs qui marchaient en tête d’un nouveau cortège, lorsqu’une petite voix chanteuse dit doucement:
«Bien-Aimé! que je suis contente!»
Il leva la tête: c’était la reine Bérénice accoudée en sa litière.
Elle ordonna:
«Arrêtez, porteurs!»
et tendit les bras à l’amant.
Démétrios ne pouvait se refuser; mais il ne pouvait se refuser et il monta d’un air maussade.
Alors la reine Bérénice, folle de joie, se traîna sur les mains jusqu’au fond, et roula parmi les coussins comme une chatte qui veut jouer.
Car cette litière était une chambre, et vingt-quatre esclaves la portaient. Douze femmes pouvaient s’y coucher aisément, au hasard d’un sourd tapis bleu, semé de coussins et d’étoffes; et sa hauteur était telle qu’on n’en pouvait toucher le plafond, même du bout de son éventail. Elle était plus longue que large, fermée en avant et sur les deux côtés par trois rideaux jaunes très légers, qui s’éblouissaient de lumière. Le fond était de bois de cèdre, drapé d’un long voile de soie orangée. Tout en haut de cette paroi brillante, le vaste épervier d’or d’Égypte éployait sa raide envergure; plus bas, ciselé d’ivoire et d’argent, le symbole antique d’Astarté s’ouvrait au-dessus d’une lampe allumée qui luttait avec le jour en d’insaisissables reflets. Au-dessous était couchée la reine Bérénice entre deux esclaves persanes qui agitaient autour d’elle deux panaches de plumes de paon.
Elle attira des yeux le jeune sculpteur à ses côtés et répéta:
«Bien-Aimé, je suis contente.»
Elle lui mit la main sur la joue:
«Je te cherchais, Bien-Aimé. Où étais-tu? Je ne t’ai pas vu depuis avant-hier. Si je ne t’avais pas rencontré, je serais morte de chagrin tout à l’heure. Toute seule dans cette grande litière, je m’ennuyais tant. En passant sur le pont des Hermès, j’ai jeté tous mes bijoux dans l’eau pour faire des ronds. Tu vois, je n’ai plus ni bagues ni colliers. J’ai l’air d’une petite pauvre à tes pieds.»
Elle se retourna contre lui et le baisa sur la bouche. Les deux porteuses d’éventails allèrent s’accroupir un peu plus loin, et quand la reine Bérénice se mit à parler tout bas, elles approchèrent leurs doigts de leurs oreilles pour faire semblant de ne pas entendre.
Mais Démétrios ne répondait pas, écoutait à peine, restait égaré. Il ne voyait de la jeune reine que le sourire rouge de sa bouche et le coussin noir de ses cheveux qu’elle coiffait toujours desserrés pour y coucher sa tête lasse.
Elle disait:
«Bien-Aimé, j’ai pleuré dans la nuit. Mon lit était froid. Quand je m’éveillais, j’étendais mes bras nus des deux côtés de mon corps et je ne t’y sentais pas, et ma main ne trouvait nulle part ta main que j’embrasse aujourd’hui. Je t’attendais au matin, et depuis la pleine lune tu n’étais pas venu. J’ai envoyé des esclaves dans tous les quartiers de la ville et je les ai fait mourir moi-même quand ils sont revenus sans toi. Où étais-tu? tu étais au temple? Tu n’étais pas dans les jardins, avec ces femmes étrangères? Non, je vois à tes yeux que tu n’as pas aimé. Alors, que faisais-tu, toujours loin de moi? Tu étais devant la statue? Oui, j’en suis sûre, tu étais là. Tu l’aimes plus que moi maintenant. Elle est toute semblable à moi, elle a mes yeux, ma bouche, mes seins; mais c’est elle que tu recherches. Moi, je suis une pauvre délaissée. Tu t’ennuies avec moi, je m’en aperçois bien. Tu penses à tes marbres et à tes vilaines statues comme si je n’étais pas plus belle qu’elles toutes, et vivante, du moins, amoureuse et bonne, prête à ce que tu veux accepter, résignée à ce que tu refuses. Mais tu ne veux rien. Tu n’as pas voulu être roi, tu n’as pas voulu être dieu, et adoré dans un temple à toi. Tu ne veux presque plus m’aimer.»
Elle ramena ses pieds sous elle et s’appuya sur la main.
«Je ferais tout pour te voir au palais, Bien-Aimé. Si tu ne m’y cherches plus, dis-moi qui t’attire, elle sera mon amie. Les... les femmes de ma cour... sont belles. J’en ai douze qui, depuis leur naissance, sont gardées dans mon gynécée et ignorent même qu’il y a des hommes... elles seront toutes tes maîtresses si tu viens me voir après elles. Et j’en ai d’autres avec moi qui ont eu plus d’amants que des courtisanes sacrées et sont expertes à aimer. Dis un mot, j’ai aussi mille esclaves étrangères: celles que tu voudras seront délivrées. Je les vêtirai comme moi-même, de soie jaune et d’or et d’argent.
«Mais non, tu es le plus beau et le plus froid des hommes. Tu n’aimes personne, tu te laisses aimer, tu te prêtes, par charité pour celles que tes yeux mettent en amour. Tu permets que je prenne mon plaisir de toi, mais comme une bête se laisse traire: en regardant autre part. Tu es plein de condescendance. Ah! Dieux! Ah! Dieux! je finirai par me passer de toi, jeune fat que toute la ville adore et que nulle ne fait pleurer. Je n’ai pas que des femmes au palais, j’ai des éthiopiens vigoureux qui ont des poitrines de bronze et des bras bossués par les muscles. J’oublierai vite dans leurs étreintes tes jambes de fille et ta jolie barbe. Le spectacle de leur passion sera sans doute nouveau pour moi et je me reposerai d’être amoureuse. Mais le jour où je serai certaine que ton regard absent ne m’inquiète plus et que je puis remplacer ta bouche, alors je t’enverrai du haut du pont des Hermès rejoindre mes colliers et mes bagues comme un bijou trop longtemps porté. Ah! être reine!»