Elle se redressa et sembla attendre. Mais Démétrios restait toujours impassible et ne bougeait pas plus que s’il n’entendait pas. Elle reprit avec colère:
«Tu n’as pas compris?»
Il s’accouda nonchalamment et dit d’une voix très naturelle:
«Il m’est venu l’idée d’un conte.
»Autrefois, bien avant que la Thrace eût été conquise par les ancêtres de ton père, elle était habitée par des animaux sauvages et quelques hommes effrayés.
»Les animaux étaient fort beaux; c’étaient des lions roux comme le soleil, des tigres rayés comme le soir, et des ours noirs comme la nuit.
»Les hommes étaient petits et camus, couverts de vieilles peaux dépoilues, armés de lances grossières et d’arcs sans beauté. Ils s’enfermaient dans les trous des montagnes derrière des blocs monstrueux qu’ils roulaient péniblement. Leur vie se passait à la chasse. Il y avait du sang dans les forêts.
»Le pays était si lugubre que les dieux l’avaient déserté. Quand, dans la blancheur du matin, Artémis quittait l’Olympe, son chemin n’était jamais celui qui l’aurait menée vers le Nord. Les guerres qui se livraient là n’inquiétaient pas Arès. L’absence de flûtes et de cithares en détournait Apollon. La triple Hécate y brillait seule, comme un visage de méduse sur un paysage pétrifié.
»Or un homme y vint habiter, qui était d’une race plus heureuse et ne marchait pas vêtu de peaux comme les sauvages de la montagne.
»Il portait une longue robe blanche qui traînait un peu derrière lui. Par les molles clairières des bois, il aimait à errer la nuit dans la lumière de la lune, tenant à la main une petite carapace de tortue où étaient plantées deux cornes d’aurochs entre lesquelles trois cordes d’argent se tendaient.
»Quand ses doigts touchaient les cordes, une délicieuse musique y passait, beaucoup plus douce que le bruit des sources, ou que les phrases du vent dans les arbres ou que les mouvements des avoines. La première fois qu’il se mit à jouer, trois tigres couchés s’éveillèrent, si prodigieusement charmés qu’ils ne lui firent aucun mal, mais s’approchèrent le plus qu’ils purent et se retirèrent quand il cessa. Le lendemain, il y en eut bien plus encore, et des loups, et des hyènes, des serpents droits sur leur queue.
»Si bien qu’après fort peu de temps les animaux venaient eux-mêmes le prier de jouer pour eux. Il lui arrivait souvent qu’un ours vînt seul auprès de lui et s’en allât content de trois accords merveilleux. En retour de ses complaisances, les fauves lui donnaient sa nourriture et le protégeaient contre les hommes.
»Mais il se lassa de cette fastidieuse vie. Il devint tellement sûr de son génie et du plaisir qu’il donnait aux bêtes qu’il ne chercha plus à bien jouer. Les fauves, pourvu que ce fût lui, se trouvaient toujours satisfaits. Bientôt il se refusa même à leur donner ce contentement, et cessa de jouer, par nonchalance. Toute la forêt fut triste, mais les morceaux de viande et les fruits savoureux ne manquèrent pas pour cela devant le seuil du musicien. On continua de le nourrir et on l’aima davantage. Le cœur des bêtes est ainsi fait.
»Or, un jour qu’appuyé dans sa porte ouverte il regardait le soleil descendre derrière les arbres immobiles, une lionne vint à passer près de là. Il fit un mouvement pour rentrer, comme s’il craignait des sollicitations fâcheuses. La lionne ne s’inquiéta pas de lui, et passa simplement.
»Alors il lui demanda, étonné: «Pourquoi ne me pries-tu pas de jouer?» Elle répondit qu’elle ne s’en souciait pas. Il lui dit: «Tu ne me connais point?» Elle répondit: «Tu es Orphée.» Il reprit: «Et tu ne veux pas m’entendre?» Elle répéta: «Je ne veux pas.»—«oh! s’écria-t-il, oh! que je suis à plaindre. C’est justement pour toi que j’aurais voulu jouer. Tu es beaucoup plus belle que les autres et tu dois comprendre tellement mieux! Pour que tu m’écoutes une heure seulement, je te donnerai tout ce que tu rêveras.» Elle répondit: «Je demande que tu voles les viandes fraîches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que tu prennes les victimes qu’ils ont offertes à tes dieux, et que tu mettes tout à mes pieds.» Il la remercia de ne pas demander plus et fit ce qu’elle exigeait.
«Une heure durant il joua devant elle; mais après il brisa sa lyre et vécut comme s’il était mort.»
La reine soupira:
«Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, Bien-Aimé. Qu’est-ce que cela veut dire?»
Il se leva.
«Je ne te dis pas cela pour que tu comprennes. Je t’ai conté une histoire pour te calmer un peu. Maintenant il est tard. Adieu, Bérénice.»
Elle se mit à pleurer.
«J’en étais bien sûre! j’en étais bien sûre!»
Il la coucha comme un enfant sur son doux lit d’étoffes moelleuses, mit un baiser souriant sur ses yeux malheureux et descendit avec tranquillité de la grande litière en marche.
LIVRE III
I
L’arrivée
Bacchis était courtisane depuis plus de vingt-cinq ans. C’est dire qu’elle approchait de la quarantaine et que sa beauté avait changé plusieurs fois de caractère.
Sa mère, qui pendant longtemps avait été la directrice de sa maison et la conseillère de sa vie, lui avait donné des principes de conduite et d’économie qui lui avaient fait acquérir peu à peu une fortune considérable dont elle pouvait user sans compter, à l’âge où la magnificence du lit supplée à l’éclat du corps.
C’est ainsi qu’au lieu d’acheter fort cher des esclaves adultes au marché, dépense que tant d’autres jugeaient nécessaire et qui ruinait les jeunes courtisanes, elle avait su se contenter pendant dix ans d’une seule négresse, et parer à l’avenir en la faisant féconder chaque année, afin de se créer gratuitement une domesticité nombreuse qui plus tard serait une richesse.
Comme elle avait choisi le père avec soin, sept mulâtresses fort belles étaient nées de son esclave, et aussi trois garçons qu’elle avait fait tuer, parce que les serviteurs mâles donnent aux amants jaloux des soupçons inutiles. Elle avait nommé les sept filles d’après les sept planètes, et leur avait choisi des attributions diverses, en rapport, autant que possible, avec le nom qu’elles portaient. Héliope était l’esclave du jour, Séléné l’esclave de la nuit, Arêtias gardait la porte, Aphrodisia s’occupait du lit, Hermione faisait les emplettes et Cronomagire la cuisine. Enfin Diomède, l’intendante, avait la tenue des comptes et la responsabilité.
Aphrodisia était l’esclave favorite, la plus jolie, la plus aimée. Elle partageait souvent le lit de sa maîtresse sur la demande des amants qui s’éprenaient d’elle. Aussi la dispensait-on de tout travail servile pour lui conserver des bras délicats et des mains douces. Par une faveur exceptionnelle, ses cheveux n’étaient pas couverts, si bien qu’on la prenait souvent pour une femme libre, et ce soir-là même elle allait s’affranchir au prix énorme de trente-cinq mines.
Les sept esclaves de Bacchis, toutes de haute taille et admirablement stylées, étaient pour elle un tel sujet de fierté qu’elle ne sortait pas sans les avoir à sa suite, au risque de laisser sa maison vide. C’était à cette imprudence que Démétrios avait dû d’entrer si aisément chez elle; mais elle ignorait encore son malheur quand elle donna le festin où Chrysis était invitée.
Ce soir-là, Chrysis arriva la première.
Elle était vêtue d’une robe verte brochée d’énormes branches de roses qui venaient s’épanouir sur ses seins.
Arêtias lui ouvrit la porte sans qu’elle eût besoin de frapper, et suivant la coutume grecque, elle la conduisit dans une petite pièce à l’écart, lui défit ses chaussures rouges et lava doucement ses pieds nus. Puis, en soulevant la robe ou l’écartant, selon l’endroit, elle la parfuma partout où il était nécessaire; car on épargnait aux convives toutes les peines, même celle de faire leur toilette avant de se rendre à dîner. Ensuite, elle lui présenta un peigne et des épingles pour corriger sa coiffure, ainsi que des fards gras et secs pour ses lèvres et ses joues.