Quand Chrysis fut enfin prête:
«Quelles sont les ombres?» dit-elle à l’esclave.
On appelait ainsi tous les convives, sauf un seul qui était l’Invité. Celui-ci, en l’honneur de qui le repas était donné, amenait avec lui qui lui plaisait et les «ombres» n’avaient d’autre soin à prendre que d’apporter leur coussin de lit, et d’être bien élevées.
À la question de Chrysis, Arêtias répondit:
«Naucratès a prié Philodème avec sa maîtresse Faustine qu’il a ramené d’Italie. Il a prié aussi Phrasilas et Timon, et ton amie Séso de Cnide.»
Au moment même Séso entrait.
«Chrysis!
—Ma chérie!»
Les deux femmes s’embrassèrent et se répandirent en exclamations sur l’heureux hasard qui les réunissait.
«J’avais peur d’être en retard, dit Séso. Ce pauvre Archytas m’a retenue...
—Comment, lui encore?
—C’est toujours la même chose. Quand je vais dîner en ville, il se figure que tout le monde va me passer sur le corps. Alors il veut se venger d’avance, et cela dure! ah! ma chère! S’il me connaissait mieux! Je n’ai guère envie de les tromper, mes amants. J’ai bien assez d’eux.
—Et l’enfant? Cela ne se voit pas, tu sais.
—Je l’espère bien! J’en suis au troisième mois. Il pousse, le petit misérable. Mais il ne me gêne pas encore. Dans six semaines je me mettrai à danser; j’espère que cela lui sera très indigeste et qu’il s’en ira bien vite.
—Tu as raison, dit Chrysis. Ne te fais pas déformer la taille. J’ai vu hier Philémation, notre petite amie d’autrefois, qui vit depuis trois ans à Boubaste avec un marchand de grains. Sais-tu ce qu’elle m’a dit? la première chose? «Ah! si tu voyais mes seins!» et elle avait les larmes aux yeux. Je lui ai dit qu’elle était toujours jolie, mais elle répétait: «Si tu voyais mes seins! ah! ah! si tu voyais mes seins!» en pleurant comme une Byblis. Alors j’ai vu qu’elle avait envie de les montrer et je les lui ai demandés. Ma chère! deux sacs vides. Et tu sais si elle les avait beaux. On ne voyait pas la pointe tant ils étaient blancs. N’abîme pas les tiens, ma Séso. Laisse-les jeunes et droits comme ils sont. Les deux seins d’une courtisane valent plus cher que son collier.»
Tout en parlant ainsi, les deux femmes s’habillaient. Enfin, elles entrèrent ensemble dans la salle du festin, où Bacchis attendait debout, la taille serrée par des apodesmes et le cou chargé de colliers d’or qui s’étageaient jusqu’au menton.
«Ah! chères belles, quelle bonne idée a eue Naucratès de vous réunir ce soir.
—Nous nous félicitons qu’il l’ait fait chez toi,» répondit Chrysis sans paraître comprendre l’allusion. Et pour dire immédiatement une méchanceté, elle ajouta:
«Comment va Doryclos?»
C’était un jeune amant fort riche qui venait de quitter Bacchis pour épouser une Sicilienne.
«Je... je l’ai renvoyé, dit Bacchis effrontément.
—Est-il possible?
—Oui; on dit que par dépit il va se marier. Mais je l’attends le lendemain de ses noces. Il est fou de moi.»
En demandant: «Comment va Doryclos?» Chrysis avait pensé: «Où est ton miroir?» Mais les yeux de Bacchis ne regardaient pas en face, et on n’y pouvait rien lire qu’un trouble vague et dépourvu de sens. D’ailleurs, Chrysis avait le temps d’éclaircir cette question, et, malgré son impatience, elle sut se résigner à attendre une occasion plus favorable.
Elle allait continuer l’entretien quand elle en fut empêchée par l’arrivée de Philodème, de Faustine et de Naucratès, qui obligea Bacchis à de nouvelles politesses. On s’extasia sur le vêtement brodé du poète et sur la robe diaphane de sa maîtresse romaine. Cette jeune fille, peu au courant des usages alexandrins, avait cru s’helléniser ainsi, ne sachant pas qu’un pareil costume n’était pas de mise dans un festin où devaient paraître des danseuses à gages semblablement dévêtues. Bacchis ne laissa pas voir qu’elle remarquait cette erreur, et elle trouva des mots aimables pour complimenter Faustine de sa lourde chevelure bleue inondée de parfums brillants qu’elle portait relevée sur la nuque avec une épingle d’or pour éviter les taches de myrrhe sur ses légères étoffes de soie.
On allait se mettre à table, quand le septième convive entra: c’était Timon, jeune homme chez qui l’absence de principes était un don naturel, mais qui avait trouvé dans l’enseignement des philosophes de son temps quelques raisons supérieures d’approuver son caractère.
«J’ai amené quelqu’un, dit-il en riant.
—Qui cela? demanda Bacchis.
—Une certaine Dêmo, qui est de Mendès.
—Dêmo! mais tu n’y penses pas, mon ami, c’est une fille des rues. On l’a pour une datte.
—Bien, bien. N’insistons pas, dit le jeune homme. Je viens de faire sa connaissance au coin de la Voie Canopique. Elle m’a demandé de la faire dîner, je l’ai conduite chez toi. Si tu n’en veux pas...
—Ce Timon est invraisemblable, déclara Bacchis.»
Elle appela une esclave:
«Héliope, va dire à ta sœur qu’elle trouvera une femme à la porte et qu’elle la chasse dehors à coups de bâton dans le dos. Va.»
Elle se retourna, cherchant du regard:
«Phrasilas n’est pas arrivé?»
II
Le dîner
À ces mots un petit homme chétif, le front gris, les yeux gris, la barbelette grise, s’avança par petits pas, et dit en souriant:
«J’étais là.»
Phrasilas était un polygraphe estimé dont on n’aurait su dire au juste s’il était philosophe, grammate, historien ou mythologue, tant il abordait les plus graves études avec une timide ardeur et une curiosité volage. Écrire un traité, il n’osait. Construire un drame, il ne savait. Son style avait quelque chose d’hypocrite, de méticuleux et de vain. Pour les penseurs, c’était un poète; pour les poètes, c’était un sage; pour la société, c’était un grand homme.
«Eh bien, mettons-nous à table!» dit Bacchis. Et elle s’étendit avec son amant sur le lit qui présidait le festin. À sa droite s’allongèrent Philodème et Faustine avec Phrasilas. À la gauche de Naucratès, Séso, puis Chrysis et le jeune Timon. Chacun des convives se couchait en diagonale, accoudé dans un coussin de soie et la tête ceinte de fleurs. Une esclave apporta les couronnes de roses rouges et de lôtos bleus. Puis le repas commença.
Timon sentit que sa boutade avait jeté un léger froid sur les femmes. Aussi ne parla-t-il pas tout d’abord, mais, s’adressant à Philodème, il dit avec un grand sérieux:
«On prétend que tu es l’ami très dévoué de Cicéron. Que penses-tu de lui, Philodème? Est-ce un philosophe éclairé, ou un simple compilateur, sans discernement et sans goût? car j’ai entendu soutenir l’une et l’autre opinion.
—Précisément parce que je suis son ami, je ne puis te répondre, dit Philodème. Je le connais trop bien: donc je le connais mal. Interroge Phrasilas qui, l’ayant peu lu, le jugera sans erreur.
—Eh bien, qu’en pense Phrasilas?
—C’est un écrivain admirable, dit le petit homme.
—Comment l’entends-tu?
—En ce sens que tous les écrivains, Timon, sont admirables en quelque chose, comme tous les paysages et toutes les âmes. Je ne saurais préférer à la plaine la plus terne le spectacle même de la mer. Ainsi je ne saurais classer dans l’ordre de mes sympathies un traité de Cicéron, une ode de Pindare et une lettre de Chrysis, même si je connaissais le style de notre excellente amie. Je suis satisfait quand je referme un livre en emportant le souvenir d’une ligne qui m’ait fait penser. Jusqu’ici, tous ceux que j’ai ouverts contenaient cette ligne-là. Mais aucun ne m’a donné la seconde. Peut-être chacun de nous n’a-t-il qu’une seule chose à dire dans sa vie, et ceux qui ont tenté de parler plus longtemps furent de grands ambitieux. Combien je regrette davantage le silence irréparable des millions d’âmes qui se sont tues!