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—Je ne suis pas de ton avis, dit Naucratès sans lever les yeux. L’univers a été créé pour que trois vérités fussent dites, et notre malchance a voulu que leur certitude fût prouvée cinq siècles avant ce soir. Héraclite a compris le monde; Parménide a démasqué l’âme; Pythagore a mesuré Dieu: nous n’avons plus qu’à nous taire. Je trouve le pois chiche bien hardi.»

Du manche de son éventail, Séso frappa la table à petits coups.

«Timon, dit-elle, mon ami.

—Qu’est-ce?

—Pourquoi poses-tu des questions qui n’ont aucun intérêt, ni pour moi qui ne sais pas le latin, ni pour toi qui veux l’oublier? Penses-tu éblouir Faustine de ton érudition étrangère? Pauvre ami, ce n’est pas moi que tu tromperas par des paroles. J’ai déshabillé ta grande âme hier soir sous mes couvertures, et je sais quel est le pois chiche, Timon, dont elle se soucie.

—Crois-tu?» dit simplement le jeune homme.

Mais Phrasilas commença un deuxième petit couplet d’une voix ironique et doucereuse.

«Séso, quand nous aurons le plaisir de t’entendre juger Timon, soit pour l’applaudir comme il le mérite, soit pour le blâmer, ce que nous ne saurions, rappelle-toi que c’est un invisible dont l’âme est particulière. Elle n’existe pas par elle-même, ou du moins on ne peut la connaître, mais elle reflète celles qui s’y mirent, et change d’aspect quand elle change de place. Cette nuit, elle était toute semblable à toi: je ne m’étonne pas qu’elle t’ait plu. À l’instant, elle a pris l’image de Philodème; c’est pourquoi tu viens de dire qu’elle se démentait. Or elle n’a soin de se démentir puisqu’elle ne s’affirme point. Tu vois qu’il faut se garder, ma chère, des jugements à l’étourdie.»

Timon lança un regard irrité dans la direction de Phrasilas; mais il réserva sa réponse.

«Quoi qu’il en soit, reprit Séso, nous sommes ici quatre courtisanes et nous entendons diriger la conversation, afin de ne pas ressembler à des enfants roses qui n’ouvrent la bouche que pour boire du lait. Faustine, puisque tu es la nouvelle venue, commence.

—Très bien, dit Naucratès. Choisis pour nous, Faustine. De quoi devons-nous parler?»

La jeune Romaine tourna la tête, leva les yeux, rougit, et, avec une ondulation de tout son corps, elle soupira:

«De l’amour.

—Très joli sujet!» dit Séso, en réprimant une envie de rire.

Mais personne ne prit la parole.

La table était pleine de couronnes, d’herbages, de coupes et d’aiguières. Des esclaves apportaient dans des corbeilles tressées des pains légers comme de la neige. Sur des plats de terre peinte, on voyait des anguilles grasses, saupoudrées d’assaisonnements, des alphestes couleur de cire et des callichtys sacrés.

On servit aussi un pompile, poisson pourpre qu’on croyait né de la même écume qu’Aphrodite, des boops, des bébradones, un surmulet flanqué de calmars, des scorpènes multicolores. Pour qu’on pût les manger brûlants, on présenta dans leurs petites casseroles un tronçon de myre, des thynnis replets et des poulpes chauds dont les bras étaient tendres; enfin le ventre d’une torpille blanche, rond comme celui d’une belle femme.

Tel fut le premier service, où les convives choisirent par petites bouchées les bons morceaux de chaque poisson, et laissèrent le reste aux esclaves.

«L’amour, commença Phrasilas, est un mot qui n’a pas de sens ou qui en a trop, car il désigne tour à tour deux sentiments inconciliables: la Volupté et la Passion. Je ne sais dans quel esprit Faustine l’entend.

—Je veux, interrompit Chrysis, la volupté pour ma part et la passion chez mes amants. Il faut parler de l’une et de l’autre, ou tu ne m’intéresseras qu’à demi.

—L’amour, murmura Philodème, ce n’est ni la passion ni la volupté. L’amour c’est bien autre chose...

—Oh! de grâce! s’écria Timon, ayons ce soir, exceptionnellement, un banquet sans philosophies. Nous savons, Phrasilas, que tu peux soutenir avec une éloquence douce et une persuasion toute mielleuse la supériorité du Plaisir multiple sur la Passion exclusive. Nous savons aussi qu’après avoir parlé pendant une longue heure sur une matière aussi hardie, tu serais prêt à soutenir pendant l’heure suivante, avec la même éloquence douce et la même persuasion mielleuse, les raisons du contradicteur. Je ne...

—Permets... dit Phrasilas.

—Je ne nie pas, continua Timon, le charme de ce petit jeu, ni même l’esprit que tu y mets. Je doute de sa difficulté, et dès lors, de son intérêt. Le Banquet, que tu as jadis publié au cours d’un récit moins grave, et aussi les réflexions prêtées par toi récemment à un personnage mythique qui est à la ressemblance de ton idéal, ont paru nouvelles et rares sous le règne de Ptolémée Aulète; mais nous vivons depuis trois ans sous la jeune reine Bérénice, et je ne sais par quelle volte-face la méthode de pensée que tu avais prise de l’illustre exégète harmonieux et souriant a soudain vieilli de cent années sous ta plume, comme la mode des manches closes et des cheveux teints en jaune. Excellent maître, je le déplore, car si tes récits manquent un peu de flamme, si ton expérience du cœur féminin n’est pas telle qu’il faille s’en troubler, en revanche tu es doué de l’esprit comique et je te sais gré de m’avoir fait sourire.

—Timon!» s’écria Bacchis indignée.

Phrasilas l’arrêta du geste.

«Laisse, ma chère. Au rebours de la plupart des hommes, je ne retiens des jugements dont je suis le sujet que la part d’éloges où l’on me convie. Timon m’a donné la sienne; d’autres me loueront sur d’autres points. On ne saurait vivre au milieu d’une approbation unanime, et la variété même des sentiments que j’éveille est pour moi un parterre charmant où je veux respirer les roses sans arracher les euphorbes.»

Chrysis eut un mouvement de lèvres qui indiquait clairement le peu de cas qu’elle faisait de cet homme si habile à terminer les discussions. Elle se retourna vers Timon, qui était son voisin de lit, et lui mit la main sur le cou.

«Quel est le but de la vie?» lui demanda-t-elle.

C’était la question qu’elle posait quand elle ne savait que dire à un philosophe; mais cette fois elle mit une telle tendresse dans sa voix, que Timon crut entendre une déclaration d’amour.

Pourtant il répondit avec un certain calme:

«À chacun le sien, ma Chrysis. Il n’y a pas de but universel à l’existence des êtres. Pour moi, je suis le fils d’un banquier dont la clientèle comprend toutes les grandes courtisanes d’Égypte, et mon père ayant amassé par des moyens ingénieux une fortune considérable, je la restitue honnêtement aux victimes de ses bénéfices, en couchant avec elles aussi souvent que me le permet la force que les dieux m’ont donnée. Mon énergie, ai-je pensé, n’est susceptible de remplir qu’un seul devoir dans la vie. Tel est celui dont je fais choix puisqu’il concilie les exigences de la vertu la plus rare avec des satisfactions contraires qu’un autre idéal supporterait moins bien.»

Tout en parlant ainsi, il avait glissé sa jambe droite derrière celles de Chrysis couchée sur le côté, et il tentait de séparer les genoux clos de la courtisane comme pour donner un but précis à son existence de ce soir-là. Mais Chrysis ne le laissait pas faire.

Il y eut quelques instants de silence; puis Séso reprit la parole.

«Timon, tu es bien fâcheux d’interrompre dès le début la seule causerie sérieuse dont le sujet nous puisse toucher. Laisse au moins parler Naucratès, puisque tu as si mauvais caractère.