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—Que dirai-je de l’amour? répondit l’Invité. C’est le nom qu’on donne à la douleur pour consoler ceux qui souffrent. Il n’y a que deux manières d’être malheureux: ou désirer ce qu’on n’a pas, ou posséder ce qu’on désirait. L’amour commence par la première et c’est par la seconde qu’il s’achève, dans le cas le plus lamentable, c’est-à-dire dès qu’il réussit. Que les dieux nous sauvent d’aimer!

—Mais posséder par surprise, dit en souriant Philodème, n’est-ce pas là le vrai bonheur?

—Quelle rareté!

—Non pas,—si l’on y prend garde. Écoute ceci, Naucratès: ne pas désirer, mais faire en sorte que l’occasion se présente; ne pas aimer, mais chérir de loin quelques personnes très choisies pour qui l’on pressent qu’à la longue on pourrait avoir du goût si le hasard et les circonstances faisaient qu’on disposât d’elles; ne jamais parer une femme des qualités qu’on lui souhaite, ni des beautés dont elle fait mystère, mais présumer le fade pour s’étonner de l’exquis, n’est-ce pas le meilleur conseil qu’un sage puisse donner aux amants? Ceux-là seuls ont vécu heureux qui ont su ménager parfois dans leur existence si chère l’inappréciable pureté de quelques jouissances imprévues.»

Le deuxième service touchait à sa fin. On avait servi des faisans, des attagas, une magnifique porphyris bleue et rouge, et un cygne avec toutes ses plumes, qu’on avait cuit en quarante-huit heures pour ne pas lui roussir les ailes. On vit, sur des plats recourbés, des phlexides, des onocrotales, un paon blanc qui semblait couver dix-huit spermologues rôtis et lardés, enfin assez de victuailles pour nourrir cent personnes des reliefs qui furent laissés, quand les morceaux de choix eurent été mis à part. Mais tout cela n’était rien auprès du dernier plat.

Ce chef d’œuvre (depuis longtemps on n’avait rien vu de tel à Alexandrie) était un jeune porc, dont une moitié avait été rôtie et l’autre cuite au bouillon. Il était impossible de distinguer par où il avait été tué, ni comment on lui avait rempli le ventre de tout ce qu’il contenait. En effet, il était farci de cailles rondes, de ventres de poules, de mauviettes, de sauces succulentes, de tranches de vulve et de hachis, toutes choses dont la présence dans l’animal intact paraissait inexplicable.

Il n’y eut qu’un cri d’admiration, et Faustine résolut de demander la recette. Phrasilas émit en souriant des sentences métaphoriques; Philodème improvisa un distique où le mot χοῖρος était pris tour à tour dans les deux sens, ce qui fit rire aux larmes Séso déjà grise; mais Bacchis ayant donné l’ordre de verser à la fois dans sept coupes sept vins rares à chaque convive, la conversation dégénéra.

Timon se tourna vers Bacchis:

«Pourquoi, demanda-t-il, avoir été si dure envers cette pauvre fille que je voulais amener? C’était une collègue cependant. À ta place, j’estimerais davantage une courtisane pauvre qu’une matrone riche.

—Tu es fou, dit Bacchis sans discuter.

—Oui, j’ai souvent remarqué qu’on tient pour aliénés ceux qui hasardent par exception des vérités éclatantes. Les paradoxes trouvent tout le monde d’accord.

—Voyons, mon ami, demande à tes voisins. Quel est l’homme bien né qui prendrait pour maîtresse une fille sans bijoux?

—Je l’ai fait,» dit Philodème avec simplicité.

Et les femmes le méprisèrent.

«L’an dernier, continua-t-il, à la fin du printemps, comme l’exil de Cicéron me donnait des raisons de craindre pour ma propre sécurité, je fis un petit voyage. Je me retirai au pied des Alpes, dans un lieu charmant nommé Orobia, qui est sur les bords du petit lac Clisius. C’était un simple village, où il n’y avait pas trois cents femmes, et l’une d’elles s’était faite courtisane afin de protéger la vertu des autres. On connaissait sa maison à un bouquet de fleurs suspendu sur la porte, mais elle-même ne se distinguait pas de ses sœurs ou de ses cousines. Elle ignorait qu’il y eût des fards, des parfums et des cosmétiques, et des voiles transparents et des fers à friser. Elle ne savait pas soigner sa beauté, en s’épilant avec de la résine poissée, comme on arrache les mauvaises herbes dans une cour de marbre blanc. On frémit de penser qu’elle marchait sans bottines, de sorte qu’on ne pouvait baiser ses pieds nus comme on baise ceux de Faustine, plus doux que des mains. Et pourtant je lui trouvais tant de charmes, que près de son corps brun j’oubliai tout un mois Rome, et l’heureuse Tyr, et Alexandrie.»

Naucratès approuva d’un signe de tête et dit après avoir bu:

«Le grand événement de l’amour est l’instant où la nudité se révèle. Les courtisanes devraient le savoir et nous ménager des surprises. Or il semble au contraire qu’elles mettent tous leurs efforts à nous désillusionner. Y a-t-il rien de plus pénible qu’une chevelure flottante où l’on voit les traces du fer chaud? rien de plus désagréable que des joues peintes dont le fard s’attache au baiser? rien de plus piteux qu’un œil crayonné dont le charbon s’efface de travers? À la rigueur, j’aurais compris que les femmes honnêtes usassent de ces moyens illusoires: toute femme aime à s’entourer d’un cercle d’hommes amoureux et celles-là du moins ne s’exposent pas à des familiarités qui démasqueraient leur naturel. Mais que des courtisanes, qui ont le lit pour but et pour ressource, ne craignent pas de s’y montrer moins belles que dans la rue, voilà qui est inconcevable.

—Tu n’y connais rien, Naucratès, dit Chrysis avec un sourire. Je sais qu’on ne retient pas un amant sur vingt; mais on ne séduit pas un homme sur cinq cents, et avant de plaire au lit, il faut plaire dans la rue. Personne ne nous verrait passer si nous ne mettions ni rouge ni noir. La petite paysanne dont parle Philodème n’a pas eu de peine à l’attirer puisqu’elle était seule dans son village; il y a quinze mille courtisanes ici, c’est une autre concurrence.

—Ne sais-tu pas que la beauté pure n’a besoin d’aucun ornement et se suffit à elle-même?

—Oui. Eh bien, fais concourir une beauté pure, comme tu dis, et Gnathène qui est laide et vieille. Mets la première en tunique trouée aux derniers gradins du théâtre et la seconde dans sa robe d’étoiles aux places retenues par ses esclaves, et note leurs prix à la sortie: on donnera huit oboles à la beauté pure et deux mines à Gnathène.

—Les hommes sont bêtes, conclut Séso.

—Non, mais simplement paresseux. Ils ne se donnent pas la peine de choisir leurs maîtresses. Les plus aimées sont les plus menteuses.

—Que si, insinua Phrasilas, que si d’une part je louerais volontiers...»

Et il soutint avec un grand charme deux thèses dépourvues de tout intérêt.

Une à une, douze danseuses parurent, les deux premières jouant de la flûte et la dernière du tambourin, les autres claquant des crotales. Elles assurèrent leurs bandelettes, frottèrent de résine blanche leurs petites sandales, attendirent, les bras étendus, que la musique commençât... Une note... deux notes... une gamme lydienne... et sur un rythme léger les douze jeunes filles s’élancèrent.

Leur danse était voluptueuse, molle et sans ordre apparent, bien que toutes les figures en fussent réglées d’avance. Elles évoluaient dans un petit espace; elles se mêlaient comme des flots. Bientôt elles se formèrent par couples, et, sans interrompre leur pas, elles dénouèrent leurs ceintures et laissèrent choir leurs tuniques roses. Une odeur de femmes nues se répandit autour des hommes, dominant le parfum des fleurs et le fumet des viandes entr’ouvertes. Elles se renversaient avec des mouvements brusques, le ventre tendu, les bras sur les yeux. Puis elles se redressaient en creusant les reins, et leurs corps se touchaient en passant, du bout de leurs poitrines secouées. Timon eut la main caressée par une cuisse fugitive et chaude.