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«Qu’en pense notre ami? dit Phrasilas de sa voix frêle.

—Je me sens parfaitement heureux, répondit Timon. Je n’ai jamais compris si clairement que ce soir la mission suprême de la femme.

—Et quelle est-elle?

—Se prostituer, avec ou sans art.

—C’est une opinion.

—Phrasilas, encore un coup, nous savons qu’on ne peut rien prouver; bien plus, nous savons que rien n’existe et que cela même n’est pas certain. Ceci dit pour mémoire et afin de satisfaire à ta célèbre manie, permets-moi d’avoir une thèse à la fois contestable et rebattue, comme elles le sont toutes, mais intéressante pour moi, qui l’affirme, et pour la majorité des hommes, qui la nie. En matière de pensée, l’originalité est un idéal encore plus chimérique que la certitude. Tu n’ignores pas cela.

—Donne-moi du vin de Lesbos, dit Séso à l’esclave. Il est plus fort que l’autre.

—Je prétends, reprit Timon, que la femme mariée, en se dévouant à un homme qui la trompe, en se refusant à tout autre (ou en ne s’accordant que de rares adultères, ce qui revient au même), en donnant le jour à des enfants qui la déforment avant de naître et l’accaparent quand ils sont nés,—je prétends qu’en vivant ainsi une femme perd sa vie sans mérite, et que le jour de son mariage la jeune fille fait un marché de dupe.

—Elle croit obéir à un devoir, dit Naucratès sans conviction.

—Un devoir? et envers qui? N’est-elle pas libre de régler elle-même une question qui la regarde seule? Elle est femme, et en tant que femme elle est généralement peu sensible aux plaisirs intellectuels: et non contente de rester étrangère à la moitié des joies humaines, elle s’interdit par le mariage l’autre face de la volupté! Ainsi une jeune fille peut se dire, à l’âge où elle est toute ardeur: «Je connaîtrai mon mari, plus dix amants, peut-être douze», et croire qu’elle mourra sans avoir rien regretté? Trois mille femmes pour moi ce ne sera pas assez, le jour où je quitterai la vie.

—Tu es ambitieux, dit Chrysis.

—Mais de quel encens, de quels vers dorés, s’écria le doux Philodème, ne devons-nous pas louer à jamais les bienfaisantes courtisanes! Grâce à elles nous échappons aux précautions compliquées, aux jalousies, aux stratagèmes, aux battements de cœur de l’adultère. Ce sont elles qui nous épargnent les attentes sous la pluie, les échelles branlantes, les portes secrètes, les rendez-vous interrompus et les lettres interceptées et les signaux mal compris. Ô chères têtes, que je vous aime! Avec vous, point de siège à faire: pour quelques petites pièces de monnaie vous nous donnez, et au delà, ce qu’une autre saurait mal nous accorder comme une grâce après les trois semaines de rigueur. Pour vos âmes éclairées l’amour n’est pas un sacrifice, c’est une faveur égale qu’échangent deux amants; aussi les sommes qu’on vous confie ne servent pas à compenser vos inappréciables tendresses, mais à payer au juste prix le luxe multiple et charmant dont, par une suprême complaisance, vous consentez à prendre soin, et où vous endormez chaque soir nos exigeantes voluptés. Comme vous êtes innombrables, nous trouvons toujours parmi vous et le rêve de notre vie et le caprice de notre soirée, toutes les femmes au jour le jour, des cheveux de toutes les nuances, des prunelles de toutes les teintes, des lèvres de toutes les saveurs. Il n’y a pas d’amour sous le ciel, si pur que vous ne sachiez feindre, ni si rebutant que vous n’osiez proposer. Vous êtes douces aux disgracieux, consolatrices aux affligés, hospitalières à tous, et belles, et belles! C’est pourquoi je vous le dis, Chrysis, Bacchis, Séso, Faustine, c’est une juste loi des dieux qui décerne aux courtisanes l’éternel désir des amants, et l’éternelle envie des épouses vertueuses.»

Les danseuses ne dansaient plus.

Une jeune acrobate venait d’entrer, qui jonglait avec des poignards et marchait sur les mains entre des lames dressées.

Comme l’attention des convives était tout entière attirée par le jeu dangereux de l’enfant, Timon regarda Chrysis, et peu à peu, sans être vu, il s’allongea derrière elle jusqu’à la toucher des pieds et de la bouche.

«Non, disait Chrysis à voix basse, non, mon ami.»

Mais il avait glissé son bras autour d’elle par la fente large de sa robe, et il caressait avec soin la belle peau brûlante et fine de la courtisane couchée.

«Attends, suppliait-elle. Ils nous découvriront. Bacchis se fâchera.»

Un regard suffit au jeune homme pour le convaincre qu’on ne l’observait pas. Il s’enhardit jusqu’à une caresse après laquelle les femmes résistent rarement quand elles ont permis qu’on aille jusque-là. Puis, pour éteindre par un argument décisif les derniers scrupules de la pudeur mourante, il mit sa bourse dans la main qui se trouvait, par hasard, ouverte.

Chrysis ne se défendit plus.

Cependant, la jeune acrobate continuait ses tours subtils et périlleux. Elle marchait sur les mains, la jupe retournée, les pieds pendants en avant de la tête, entre des épées tranchantes et de longues pointes aiguës. L’effort de sa posture scabreuse et peut-être aussi la peur des blessures faisaient affluer sous ses joues un sang chaleureux et foncé qui exaltait encore l’éclat de ses yeux ouverts. Sa taille se pliait et se redressait. Ses jambes s’écartaient comme des bras de danseuse. Une respiration inquiète animait sa poitrine nue.

«Assez, dit Chrysis d’une voix brève; tu m’as énervée, rien de plus. Laisse-moi. Laisse-moi.»

Et au moment où les deux Éphésiennes se levaient pour jouer, selon la tradition, la fable d’Hermaphrodite, elle se laissa glisser du lit et sortit fébrilement.

III

Rhacotis

La porte à peine refermée, Chrysis appuya la main sur le centre enflammé de son désir comme on presse un point douloureux pour atténuer des élancements. Puis elle s’épaula contre une colonne et tordit ses doigts en criant tout bas.

Elle ne saurait donc jamais rien!

À mesure que les heures passaient, l’improbabilité de sa réussite augmentait, éclatait pour elle. Demander brusquement le miroir, c’était un moyen bien osé de connaître la vérité. Au cas où il eût été pris, elle attirait tous les soupçons sur elle, et se perdait. D’autre part, elle ne pouvait plus rester là sans parler; c’était par impatience qu’elle avait quitté la salle.

Les maladresses de Timon n’avaient fait qu’exaspérer sa rage muette jusqu’à une surexcitation tremblante qui la força d’appliquer son corps contre la fraîche colonne lisse et monstrueuse.

Elle pressentit une crise et eut peur.

Elle appela l’esclave Arêtias:

«Garde-moi mes bijoux; je sors.»

Et elle descendit les sept marches.

La nuit était chaude. Pas un souffle dans l’air n’éventait sur son front ses lourdes gouttes de sueur. La désillusion qu’elle en eut accrut son malaise et la fit chanceler.

Elle marcha en suivant la rue.

La maison de Bacchis était située à l’extrémité de Brouchion, sur la limite de la ville indigène, Rhacotis, énorme bouge de matelots et d’Égyptiennes. Les pêcheurs, qui dormaient sur les vaisseaux à l’ancre pendant l’accablante chaleur du jour, venaient passer là leurs nuits jusqu’à l’aube et laissaient pour une ivresse double, aux filles et aux vendeurs de vin, le prix des poissons de la veille.

Chrysis s’engagea dans les ruelles de cette Suburre alexandrine, pleine de voix, de mouvement et de musique barbare. Elle regardait furtivement, par les portes ouvertes, les salles empestées par la fumée des lampes, où s’unissaient des couples nus. Aux carrefours, sur des tréteaux bas rangés devant les maisons, des paillasses multicolores criaient et fluctuaient dans l’ombre, sous un double poids humain. Chrysis marchait avec trouble. Une femme sans amant la sollicita. Un vieillard lui tâta le sein. Une mère lui offrit sa fille. Un paysan béat lui baisa la nuque. Elle fuyait, dans une sorte de crainte rougissante.