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Pour la consoler, il fallut inventer un nouveau divertissement. Deux danseuses firent glisser au milieu de la salle un vaste cratère de vermeil rempli de vin jusqu’aux bords, et quelqu’un saisissant Théano par les pieds la fit boire, la tête en bas, secouée par un éclat de rire qu’elle ne pouvait plus calmer.

Cette idée eut un tel succès que tout le monde se rapprocha, et quand la joueuse de flûte fut remise debout, quand on vit son petit visage enflammé par la congestion et ruisselant de gouttes de vin, une gaîté si générale gagna tous les assistants que Bacchis dit à Séléné:

«Un miroir! un miroir! qu’elle se voie ainsi!»

L’esclave apporta un miroir de bronze.

«Non! pas celui-là. Le miroir de Rhodopis! Elle en vaut la peine.»

D’un seul bond, Chrysis s’était redressée.

Un flot de sang lui monta aux joues, puis redescendit, et elle resta parfaitement pâle, la poitrine heurtée par des battements de cœur, les yeux fixés sur la porte par où l’esclave était sortie.

Cet instant décidait de toute sa vie. La dernière espérance qui lui fût restée allait s’évanouir ou se réaliser.

Autour d’elle, la fête continuait. Une couronne d’iris, lancée on ne savait d’où, vint s’appliquer sur sa bouche et lui laissa aux lèvres l’âcre goût du pollen. Un homme répandit sur ses cheveux une petite fiole de parfum qui coula trop vite en lui mouillant l’épaule. Les éclaboussures d’une coupe pleine où l’on jeta une grenade tachèrent sa tunique de soie et pénétrèrent jusqu’à sa peau. Elle portait magnifiquement toutes les souillures de l’orgie.

L’esclave sortie ne revenait pas.

Chrysis gardait sa pâleur de pierre et ne bougeait pas plus qu’une déesse sculptée. La plainte rythmique et monotone d’une femme en amour non loin de là lui mesurait le temps écoulé. Il lui sembla que cette femme gémissait depuis la veille. Elle aurait voulu tordre quelque chose, se casser les doigts, crier.

Enfin Séléné rentra, les mains vides.

«Le miroir? demanda Bacchis.

—Il est... il n’est plus là... il est... il est... volé,» balbutia la servante.

Bacchis poussa un cri si aigu que tous se turent, et un silence effrayant suspendit brusquement le tumulte.

De tous les points de la vaste salle, hommes et femmes se rapprochèrent: il n’y eut plus qu’un petit espace vide où se tenait Bacchis égarée devant l’esclave tombée à genoux.

«Tu dis!... tu dis!...» hurla-t-elle.

Et comme Séléné ne répondait pas, elle la prit violemment par le cou:

«C’est toi qui l’as volé, n’est-ce pas? c’est toi? mais réponds donc! Je te ferai parler à coups de fouet, misérable petite chienne!»

Alors il se passa une chose terrible. L’enfant, effarée par la peur, la peur de souffrir, la peur de mourir, l’effroi le plus présent qu’elle eût jamais connu, dit d’une voix précipitée: «C’est Aphrodisia! Ce n’est pas moi! ce n’est pas moi.

—Ta sœur!

—Oui! oui! dirent les mulâtresses, c’est Aphrodisia qui l’a pris!»

Et elles traînèrent à Bacchis leur sœur qui venait de s’évanouir.

V

La crucifiée

Toutes ensemble elles répétèrent:

«C’est Aphrodisia qui l’a pris! Chienne! Chienne! Pourriture! Voleuse!»

Leur haine pour la sœur préférée se doublait de leurs craintes personnelles.

Arêtias la frappa du pied dans la poitrine.

«Où est-il? reprit Bacchis. Où l’as-tu mis?

—Elle l’a donné à son amant.

—Qui est-ce?

—Un matelot opique.

—Où est son navire?

—Il est reparti ce soir pour Rome. Tu ne le reverras plus, le miroir. Il faut la crucifier, la chienne, la bête sanglante!

—Ah! Dieux! Dieux!» pleura Bacchis.

Puis sa douleur se changea en une grande colère affolée.

Aphrodisia était revenue à elle, mais, paralysée par l’effroi et ne comprenant rien à ce qui se passait, elle restait sans voix et sans larmes.

Bacchis l’empoigna par les cheveux, la traîna sur le sol souillé, dans les fleurs et les flaques de vin, et cria:

«En croix! en croix! cherchez les clous! cherchez le marteau!

—Oh! dit Séso à sa voisine. Je n’ai jamais vu cela. Suivons-les.»

Tous suivirent en se pressant. Et Chrysis suivit elle aussi, qui seule connaissait le coupable, et seule était cause de tout.

Bacchis alla directement dans la chambre des esclaves, salle carrée, meublée de trois matelas où elles dormaient deux à deux à partir de la fin des nuits. Au fond s’élevait, comme une menace toujours présente, une croix en forme de T, qui jusqu’alors n’avait pas servi.

Au milieu du murmure confus des jeunes femmes et des hommes, quatre esclaves haussèrent la martyre au niveau des branches de la croix.

Encore pas un son n’était sorti de sa bouche, mais quand elle sentit contre son dos nu le froid de la poutre rugueuse, ses longs yeux s’écarquillèrent, et il lui prit un gémissement saccadé qui ne cessa plus jusqu’à la fin.

Elles la mirent à cheval sur un piquet de bois qui était fiché au milieu du tronc et qui servait à supporter le corps pour éviter le déchirement des mains.

Puis on lui ouvrit les bras.

Chrysis regardait, et se taisait. Que pouvait-elle dire? Elle n’aurait pu disculper l’esclave qu’en accusant Démétrios, qui était hors de toute poursuite, et se serait cruellement vengé, pensait-elle. D’ailleurs, une esclave était une richesse, et l’ancienne rancune de Chrysis se plaisait à constater que son ennemie allait ainsi détruire de ses propres mains une valeur de trois mille drachmes aussi complètement que si elle eût jeté les pièces d’argent dans l’Eunoste. Et puis la vie d’un être servile valait-elle qu’on s’en occupât?

Héliope tendit à Bacchis le premier clou avec le marteau, et le supplice commença.

L’ivresse, le dépit, la colère, toutes les passions à la fois, même cet instinct de cruauté qui séjourne au cœur de la femme, agitaient l’âme de Bacchis au moment où elle frappa, et elle poussa un cri presque aussi perçant que celui d’Aphrodisia quand, dans la paume ouverte, le clou se tordit.

Elle cloua la deuxième main. Elle cloua les pieds l’un sur l’autre. Puis, excitée par les sources de sang qui s’échappaient des trois blessures, elle cria:

«Ce n’est pas assez! Tiens! voleuse! truie! fille à matelots!»

Elle enlevait l’une après l’autre les longues épingles de ses cheveux et les plantait avec violence dans la chair des seins, du ventre et des cuisses. Quand elle n’eut plus d’armes dans les mains, elle souffleta la malheureuse et lui cracha sur la peau. Quelque temps elle considéra l’œuvre de sa vengeance accomplie, puis elle rentra dans la grande salle avec tous les invités.

Phrasilas et Timon, seuls, ne la suivirent pas.

Après un instant de recueillement, Phrasilas toussa quelque peu, mit sa main droite dans sa main gauche, leva la tête, haussa les sourcils et s’approcha de la crucifiée que secouait sans interruption un tremblement épouvantable.

«Bien que je sois, lui dit-il, en maintes circonstances, opposé aux théories qui veulent se dire absolues, je ne saurais méconnaître que tu gagnerais, dans la conjoncture où tu te trouves surprise, à être familiarisée d’une façon plus sérieuse avec les maximes stoïciennes. Zénon, qui ne semble pas avoir eu en toutes choses un esprit exempt d’erreur, nous a laissé quelques sophismes sans grande portée générale, mais dont tu pourrais tirer profit dans le dessein particulier de calmer tes derniers moments. La douleur, disait-il, est un mot vide de sens, puisque notre volonté surpasse les imperfections de notre corps périssable. Il est vrai que Zénon mourut à quatre-vingt-dix-huit ans, sans avoir eu, disent les biographes, aucune maladie, même légère; mais ce n’est pas une objection dont on puisse arguer contre lui, car du fait qu’il sut garder une santé inaltérable, nous ne pouvons conclure logiquement qu’il eût manqué de caractère s’il se fût trouvé malade. D’ailleurs ce serait un abus que d’astreindre les philosophes à pratiquer personnellement les règles de vie qu’ils proposent, et à cultiver sans répit les vertus qu’ils jugent supérieures. Bref, et pour ne pas développer outre mesure un discours qui risquerait de durer plus que toi-même, efforce-toi d’élever ton âme, autant qu’il est en elle, ma chère, au-dessus de tes souffrances physiques. Quelque tristes, quelque cruelles que tu les puisses ressentir, je te prie d’être persuadée que j’y prends une part véritable. Elles touchent à leur fin; prends patience, oublie. Entre les diverses doctrines qui nous attribuent l’immortalité, voici l’heure où tu peux choisir celle qui endormira le mieux ton regret de disparaître. Si elles disent vrai, tu auras éclairé même les affres du passage. Si elles mentent, que t’importe? tu ne sauras jamais que tu t’es trompée.»