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Ce baiser ne finira plus. Il semble qu’il y ait sous la langue de Chrysis, non pas du miel et du lait comme il est dit dans l’Écriture, mais une eau vivante, mobile, enchantée. Et cette langue elle-même, multiforme, qui se creuse et qui s’enroule, qui se retire et qui s’étire, plus caressante que la main, plus expressive que les yeux, fleur qui s’arrondit en pistil ou s’amincit en pétale, chair qui se raidit pour frémir ou s’amollit pour lécher, Chrysis l’anime de toute sa tendresse et de sa fantaisie passionnée... puis ce sont des caresses qu’elle prolonge et qui tournent. Le bout de ses doigts suffit à étreindre dans un réseau de crampes frissonnantes qui s’éveillent le long des côtes et ne s’évanouissent pas tout entières. Elle n’est heureuse, a-t-elle dit, que secouée par le désir ou énervée par l’épuisement: la transition l’effraie comme une souffrance. Dès que son amant l’y invite, elle l’écarte de ses bras tendus; ses genoux se serrent, ses lèvres deviennent suppliantes. Démétrios l’y contraint par la force.

... Aucun spectacle de la nature, ni les flammes occidentales, ni la tempête dans les palmiers, ni la foudre, ni le mirage, ni les grands soulèvements des eaux ne semblent dignes d’étonnement à ceux qui ont vu dans leurs bras la transfiguration de la femme. Chrysis devient prodigieuse. Tour à tour cambrée ou retombante, un coude relevé sur les coussins, elle saisit le coin d’un oreiller, s’y cramponne comme une moribonde et suffoque, la tête en arrière. Ses yeux éclairés de reconnaissance fixent dans le coin des paupières le vertige de leur regard. Ses joues sont resplendissantes. La courbe de sa chevelure est d’un mouvement qui déconcerte. Deux lignes musculaires admirables, descendant de l’oreille à l’épaule, viennent s’unir sous le sein droit qu’elles portent comme un fruit.

Démétrios contemple avec une sorte de crainte religieuse cette fureur de la déesse dans le corps féminin, ce transport de tout un être, cette convulsion surhumaine dont il est la cause directe, qu’il exalte ou réprime librement, et qui, pour la millième fois, le confond.

Sous ses yeux, toutes les puissances de la vie s’efforcent et se magnifient pour créer. Les mamelles ont déjà pris jusqu’à leurs bouts exagérés la majesté maternelle. Le ventre sacré de la femme accomplit la conception...

Et ces plaintes, ces plaintes lamentables qui pleurent d’avance l’accouchement!

II

La foule

Dans la matinée où prit fin la bacchanale chez Bacchis, il y eut un événement à Alexandrie: la pluie tomba.

Aussitôt, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire dans les pays moins africains, tout le monde fut dehors pour recevoir l’ondée.

Le phénomène n’avait rien de torrentiel ni d’orageux. De larges gouttes tièdes, du haut d’un nuage violet, traversaient l’air. Les femmes les sentaient mouiller leurs poitrines et leurs cheveux hâtivement noués. Les hommes regardaient le ciel avec intérêt. Des petits enfants riaient aux éclats en traînant leurs pieds nus dans la boue superficielle.

Puis le nuage s’évanouit parmi la lumière; le ciel resta implacablement pur, et peu de temps après midi la boue était redevenue poussière sous le soleil.

Mais cette averse passagère avait suffi. La ville en était égayée. Les hommes demeurèrent ensemble sur les dalles de l’Agora et les femmes se mêlèrent par groupes en croisant leurs voix éclatantes.

Les courtisanes seules étaient là, car le troisième jour des Aphrodisies étant réservé à la dévotion exclusive des femmes mariées, celles-ci venaient de se rendre en grande théorie sur la route de l’Astarteïon, et il n’y avait plus sur la place que des robes à fleurs et des yeux noirs de fard.

Comme Myrtocleia passait, une jeune fille nommée Philotis, qui causait avec beaucoup d’autres, la tira par le nœud de sa manche.

«Hé, petite! Tu as joué chez Bacchis, hier! Qu’est-ce qui s’est passé? Qu’est-ce qu’on y a fait? Bacchis a-t-elle ajouté un nouveau collier à plaques pour cacher les vallées de son cou? Porte-t-elle des seins en bois, ou en cuivre? Avait-elle oublié de teindre ses petits cheveux blancs des tempes avant de mettre sa perruque? Allons, parle, poisson frit!

—Si tu crois que je l’ai regardée! Je suis arrivée après le repas, j’ai joué ma scène, j’ai reçu mon prix et je suis partie en courant.

—Oh! je sais que tu ne te débauches pas!

—Pour tacher ma robe et recevoir des coups, non, Philotis. Il n’y a que les femmes riches qui puissent faire l’orgie. Les petites joueuses de flûte n’y gagnent que des larmes.

—Quand on ne veut pas tacher sa robe, on la laisse dans l’antichambre. Quand on reçoit des coups de poing, on se fait payer double. C’est élémentaire. Ainsi tu n’as rien à nous apprendre? pas une aventure, pas une plaisanterie, pas un scandale? Nous bâillons comme des ibis. Invente quelque chose si tu ne sais rien.

—Mon amie Théano est restée après moi. Quand je me suis réveillée, tout à l’heure, elle n’était pas encore rentrée. La fête dure peut-être toujours.

—C’est fini, dit une femme, Théano est là-bas, contre le mur Céramique.»

Les courtisanes y coururent, mais à quelques pas elles s’arrêtèrent avec un sourire de pitié. Théano, dans le vertige de l’ivresse la plus ingénue, tirait avec obstination une rose presque défleurie dont les épines s’accrochaient à ses cheveux. Sa tunique jaune était souillée de rouge et blanc comme si toute l’orgie avait passé sur elle. L’agrafe de bronze qui retenait sur l’épaule gauche les plis convergents de l’étoffe pendait plus bas que la ceinture et découvrait la boule mouvante d’un jeune sein déjà trop mûr, qui gardait deux stigmates de pourpre.

Dès qu’elle aperçut Myrtocleia, elle partit brusquement de cet éclat de rire singulier que tout le monde connaissait à Alexandrie et qui l’avait fait surnommer la Poule. C’était un interminable gloussement de pondeuse, une cascade de gaieté qui redescendait à l’essouffler, puis reprenait par un cri suraigu, et ainsi de suite, d’une façon rythmée, dans une joie de volaille triomphante.

«Un œuf! un œuf!» dit Philotis.

Mais Myrtocleia fit un geste:

«Viens, Théano. Il faut te coucher. Tu n’es pas bien. Viens avec moi.

—Ah! ha!... Ah! ha!...» riait l’enfant.

Et elle prit son sein dans sa petite main en criant d’une voix altérée:

«Ah! ha!... le miroir...

—Viens! répétait Myrto impatientée.

—Le miroir... il est volé, volé, volé! Ah! haaaa! Je ne rirai jamais tant quand je vivrais plus que Cronos. Volé, volé, le miroir d’argent!»

La chanteuse voulait l’entraîner, mais Philotis avait compris.

«Ohé! cria-t-elle aux autres en levant les deux bras en l’air. Accourez donc! on apprend des nouvelles! Le miroir de Bacchis est volé!»

Et toutes s’exclamèrent:

«Papaïe! Le miroir de Bacchis!»

En un instant, trente femmes se pressèrent autour de la joueuse de flûte.

—Qu’est-ce qui se passe?

—Comment?

—On a volé le miroir de Bacchis; c’est Théano qui vient de le dire.

—Mais quand cela?

—Qui est-ce qui l’a pris?»

L’enfant haussa les épaules:

«Est-ce que je sais!

—Tu as passé la nuit là-bas. Tu dois savoir. Ce n’est pas possible. Qui est entré chez elle? On te l’a dit sans doute. Rappelle-toi, Théano.

—Est-ce que je sais? Ils étaient plus de vingt dans la salle... ils m’avaient louée comme joueuse de flûte, mais ils m’ont empêchée de jouer parce qu’ils n’aiment pas la musique. Ils m’ont demandé de mimer la figure de Danaë et ils jetaient des pièces d’or sur moi, et Bacchis me les prenait toutes... Et quoi encore? C’étaient des fous. Ils m’ont fait boire la tête en bas dans un cratère beaucoup trop plein où ils avaient versé sept coupes parce qu’il y avait sept vins sur la table. J’avais la figure toute mouillée. Même mes cheveux trempaient, et mes roses.