—Oui, interrompit Myrto, tu es une fort vilaine fille. Mais le miroir? Qui est-ce qui l’a pris?
—Justement! quand on m’a remise sur mes pieds, j’avais le sang à la tête et du vin jusqu’aux oreilles. Ha! ha! ils se sont tous mis à rire... Bachis a envoyé chercher le miroir... Ha! ha! il n’y était plus. Quelqu’un l’avait pris.
—Qui? On te demande qui?
—Ce n’est pas moi, voilà ce que je sais. On ne pouvait pas me fouiller: j’étais toute nue. Je ne cacherais pas un miroir comme une drachme sous ma paupière. Ce n’est pas moi, voilà ce que je sais. Elle a mis une esclave en croix, c’est peut-être à cause de cela... Quand j’ai vu qu’on ne me regardait plus, j’ai ramassé les pièces de Danaë. Tiens, Myrto, j’en ai cinq, tu achèteras des robes pour nous trois.»
Le bruit du vol s’était répandu peu à peu sur toute la place. Les courtisanes ne cachaient pas leur satisfaction envieuse. Une curiosité bruyante animait les groupes en mouvement.
«C’est une femme, disait Philotis, c’est une femme qui a fait ce coup-là.
—Oui, le miroir était bien caché. Un voleur aurait pu tout emporter dans la chambre et tout bouleverser sans trouver la pierre.
—Bacchis avait des ennemies, ses anciennes amies surtout. Celles-là savaient tous ses secrets. L’une d’elles l’aura fait attirer quelque part et sera entrée chez elle à l’heure où le soleil est chaud et les rues presque désertes.
—Oh! Elle l’a peut-être fait vendre, son miroir, pour payer ses dettes.
—Si c’était un de ses amants? On dit qu’elle prend des portefaix maintenant.
—Non, c’est une femme, j’en suis sûre.
—Par les deux déesses! C’est bien fait!»
Tout à coup, une cohue plus houleuse encore se poussa vers un point de l’Agora, suivie d’une rumeur croissante qui attira tous les passants.
«Qu’y a-t-il? Qu’y a-t-il?»
Et une voix aiguë dominant le tumulte cria par-dessus les têtes anxieuses:
«On a tué la femme du grand-prêtre!»
Une émotion violente s’empara de toute la foule. On n’y croyait pas. On ne voulait pas penser qu’au milieu des Aphrodisies un tel meurtre était venu jeter le courroux des dieux sur la ville. Mais de toutes parts la même phrase se répétait de bouche en bouche:
«On a tué la femme du grand-prêtre! la fête du temple est suspendue!»
Rapidement les nouvelles arrivaient. Le corps avait été trouvé, couché sur un banc de marbre rose, dans un lieu écarté, au sommet des jardins. Une longue aiguille d’or traversait le sein gauche; la blessure n’avait pas saigné; mais l’assassin avait coupé tous les cheveux de la jeune femme, et emporté le peigne antique de la reine Nitaoucrît.
Après les premiers cris d’angoisse, une stupeur profonde plana. La multitude grossissait d’instant en instant. La ville entière était là, mer de têtes nues et de chapeaux de femmes, troupeau immense qui débouchait à la fois de toutes les rues pleines d’ombre bleue dans la lumière éclatante de l’Agora d’Alexandrie. On n’avait pas vu pareille affluence depuis le jour où Ptolémée Aulète avait été chassé du trône par les partisans de Bérénice. Encore les révolutions politiques paraissaient-elles moins terribles que ce crime de lèse-religion, dont le salut de la cité pouvait dépendre. Les hommes s’écrasaient autour des témoins. On demandait de nouveaux détails. On émettait des conjectures. Des femmes apprenaient aux nouveaux arrivants le vol du célèbre miroir. Les plus avisés affirmaient que ces deux crimes simultanés s’étaient faits par la même main. Mais laquelle? Des filles, qui avaient déposé la veille leur offrande pour l’année suivante, craignirent que la déesse ne leur en tînt plus compte, et sanglotèrent assises, la tête dans leur robe.
Une superstition ancienne voulait que deux événements semblables fussent suivis d’un troisième plus grave. La foule attendait celui-là. Après le miroir et le peigne, qu’avait pris le mystérieux larron? Une atmosphère étouffante, enflammée par le vent du sud et pleine de sable en poussière, pesait sur la foule immobile.
Insensiblement, comme si cette masse humaine eût été un seul être, elle fut prise d’un frisson qui s’accrut par degrés jusqu’à la terreur panique, et tous les yeux se fixèrent vers un même point de l’horizon.
C’était à l’extrémité lointaine de la grande avenue rectiligne qui de la porte de Canope traversait Alexandrie et menait du Temple à l’Agora. Là, au plus haut point de la côte douce, où la voie s’ouvrait sur le ciel, une seconde multitude effarée venait d’apparaître et courait en descendant vers la première.
«Les courtisanes! Les courtisanes sacrées!»
Personne ne bougea. On n’osait pas aller à leur rencontre, de peur d’apprendre un nouveau désastre. Elles arrivaient comme une inondation vivante, précédées du bruit sourd de leur course sur le sol. Elles levaient les bras, elles se bousculaient, elles semblaient fuir une armée. On les reconnaissait, à présent. On distinguait leurs robes, leurs ceintures, leurs cheveux. Des rayons de lumière frappaient les bijoux d’or. Elles étaient toutes proches. Elles ouvraient la bouche... le silence se fit.
«On a volé le collier de la Déesse, les Vraies Perles de l’Anadyomène!»
Une clameur désespérée accueillit la fatale parole. La foule se retira d’abord comme une vague, puis s’engouffra en avant, battant les murs, emplissant la voie, refoulant les femmes effrayées, dans la longue avenue du Drôme, vers la sainte immortelle perdue.
III
La réponse
Et l’agora demeura vide, comme une plage après la marée.
Vide, non pas complètement: un homme et une femme restèrent, ceux-là seuls qui savaient le secret de la grande émotion publique, et qui, l’un par l’autre, l’avaient causée: Chrysis et Démétrios.
Le jeune homme était assis sur un bloc de marbre près du port. La jeune femme était debout à l’autre extrémité de la place. Ils ne pouvaient se reconnaître; mais ils se devinèrent mutuellement; Chrysis courut sous le soleil, ivre d’orgueil et enfin de désir.
«Tu l’as fait! s’écria-t-elle. Tu l’as donc fait!
—Oui, dit simplement le jeune homme. Tu es obéie.»
Elle se jeta sur ses genoux et l’embrassa dans une étreinte délirante.
«Je t’aime! Je t’aime! Jamais je n’ai senti ce que je sens. Dieux! Je sais donc ce que c’est que d’être amoureuse! Tu le vois, mon aimé, je te donne plus, moi, que je ne t’avais promis avant-hier. Moi qui n’ai jamais désiré personne, je ne pouvais pas penser que je changerais si vite. Je ne t’avais vendu que mon corps sur le lit, maintenant je te donne tout ce que j’ai de bon, tout ce que j’ai de pur, de sincère et de passionné, toute mon âme qui est vierge, Démétrios, songes-y! Viens avec moi, quittons cette ville pour un temps, allons dans un lieu caché, où il n’y ait que toi et moi. Nous aurons là des jours comme il n’y en eut pas avant nous sur la terre. Jamais un amant n’a fait ce que tu viens de faire pour moi. Jamais une femme n’a aimé comme j’aime; ce n’est pas possible! ce n’est pas possible! Je ne peux presque pas parler, tellement j’ai la gorge étouffée. Tu vois, je pleure. Je sais aussi, maintenant, ce que c’est que pleurer: c’est être trop heureuse... Mais tu ne réponds pas! Tu ne dis rien! Embrasse-moi...»